20 fausses notes établies par Michel Poivert

Du vent, du ciel, et de la mer, MuMa, Musée André Malraux, le Havre, 2016-2017









1. Charles Ujoisky, « Pourquoi opposer les Éléments à la Nature ? », Revue d’archives morales, n°137, août 1993, p. 9-10.

« Certes, la civilisation occidentale jusqu’au Moyen Âge comprend la nature à partir de la métaphysique des éléments (l’eau, la terre, l’air et le feu), et tout se renverse avec la naissance de l’idée de nature et sa représentation qui, à partir de la Renaissance chez les peintres et les savants, se concentre sur les montagnes ou les nuages, les vagues ou les bois. C’est la thèse de l’histoire de l’art que de marquer ce changement de paradigme, cette sécularisation de la nature où la matière reprend ses droits sur une conception idéalisée du monde. Mais ce changement d’imaginaire fondé sur l’art de l’observation s’est-il accompagné d’une modification des sentiments ressentis face à la nature ? » (p. 10).

2. Jean-Philippe Gaume, « Les peurs ont changé de camp », Politique et météorologie, n°98, septembre 2015, p. 65-87.
« Les peurs ont changé de camp : l’Homme craignait les éléments, aujourd’hui il a peur pour la nature. Qu’est-ce que ce basculement historique des sensibilités produit dans les représentations imaginaires ? Que deviennent les visions romantiques et scientifiques, naturalistes et pittoresques ? Les sciences de l’observation étaient le produit du passage des éléments (conception métaphysique) à l’idée de nature, en classant et en rationalisant les éléments, cette fin de la peur des éléments allait avec un art de la perspective et du détail. La nature avait été conquise par les images. Mais, aujourd’hui, quelles représentations pour l’inquiétude envers la nature ? » (p.85).

3. Jeanne Dépolie, L’Œuvre complète de Jacqueline Salmon (à paraître), Clo Éditions ;
« L’œuvre-collection que Jacqueline Salmon proposait au musée du Havre (2016) suscitait auprès de celles et ceux qui font de leur goût de la contemplation un art de vivre, un sentiment mêlé : en matière de vues, devant tant de ciels et de vagues, d’horizons et de côtes, de répertoires végétaux et minéraux – face à ce déploiement que seul le rêve autorise –, pouvions-nous passer de la vue au vertige sans éprouver le trouble qui est celui-là même qui fait verser le plaisir dans l’inquiétude ? Les vents et les orages semblent ici inoffensifs, puis, à peine à quelques centimètres, les voilà menaçants. Ces passages du tumulte immobile des peintures ou de l’éloignement des photographies à des signes annonciateurs de tempête plus personnelles, ces passages sont obtenus par ce que l’on peut appeler la méthode graphique de Jacqueline Salmon. »

4. Pierre Thourde, « L’indifférence des éléments à nos peines », Les Comptes rendus de l’Assemblée jésuite du Béarn, n°94, oct. 1987, p.45-87.
« L’indifférence des éléments à nos peines trouve dans l’admiration mêlée de crainte que l’Homme leur porte une étrange réponse. Seul l’artiste et le savant entreprennent de construire une relation avec les éléments qui dépasse cette honte première d’être négligeable. L’un comme l’autre ne se laissent pas bercer par le renversement du discours, ce changement radical de paradigme qui s’établit au milieu du XXe siècle : c’est désormais la nature qui est en danger et non plus elle qui constitue une menace. Cette profonde modification qui engage notre relation compassionnelle avec la planète (avec en sous-main le principe qu’il faut sauver l’homme de sa propre capacité destructrice) est bien différente de celle que relève Gunther Anders (L’Obsolescence de l’homme) dans sa critique du nucléaire et dans l’identification de la honte prométhéenne (le dépassement de l’homme par ses créations techniques). En effet, il s’agit aujourd’hui de sauver la planète, ce qui induit un autre regard sur les éléments, une manière de romantisme coupable et nostalgique : notre regard sur le ciel, les vents et les marées, comme sur les tempêtes et les vagues, les faunes et les flores, a changé. Mais cette compassion n’est là que pour faire ressurgir un désir de domination et plus encore un sentiment d’injustice : les éléments résistent, faisons d’eux des victimes à protéger. C’est de cette fiction que nous vivons aujourd’hui. Car ce que nous croyons pouvoir sauver n’est en réalité que ce que nous identifions comme une valeur d’usage : l’énergie. Alors que l’art reste, aujourd’hui, le seul espace qui permet encore de penser la nature inutile et menaçante, les choses réelles dans leur violence et leur beauté, et tente d’y graver une écriture » (p.54-55).

5. Lucie Péryraison, « La peur antique : l’éther et son image », Études classiques de psychologie générale, n°23, novembre 1965, p.53-67.
« Dans cette contradiction des peurs, le cinquième élément vient s’imposer. Pensé par Aristote, l’éther est toujours resté l’élément insaisissable et de fait irreprésentable. Pourtant il a compté, au moins jusqu’à Einstein, comme le lieu du voir, l’espace laissé libre à l’expérience de la perception. Avec Einstein, et d’autres grands physiciens de l’atome, le discontinu de l’éther s’est conjugué au discontinu de l’atomisme. L’histoire de l’art explique en partie l’abstraction par ce changement de paradigme, mais qu’en est-il de cet éther qui s’évanouit ? La photographie n’est-elle pas un art de l’éther ? » (p.64).

6. Clara Tiengraef, Le Panorama et le Nuancier, Édition de la Porte, 1974.
« Nous craignions à ce moment précis de confondre le sens des mots et la forme que l’artiste donnait à son carnet de couleur. En ajustant à la manière d’une longue bande des images de ciel, elle contredisait l’idée même de voûte céleste. Tout devenait lé et beau, c’était son idée, son jeu, découper l’éther en tranches, expliquant ainsi l’origine des cocktails » (p.123).

7. Bruce Conner, Le Champignon nucléaire : le nuage maléfique et la beauté malade de l’éther, trad. Armand Gall, Éditions Éclair, 1964.
« En comparaison des nuages de fumée noire que recrachaient toutes les usines du monde depuis un siècle, le nuage atomique faisait figure de géant. Si la révolution industrielle avait assombri le ciel de l’Occident, les champignons atomiques avaient définitivement transformé la météorologie en une tragédie. De proche en proche, et de plus en plus souvent, les essais nucléaires – sur les mers, sous les mers, dans les déserts, partout – formaient des forêts de nuages champignons qu’aucun météorologue ne pouvait nommer autrement que “les nuages mortels”. Aux enfants, on demandait désormais : qui a peur des nuages ? » (p.41).

8. Adèle Riersaz, Des erreurs de prévision et de la manière d’y remédier, Le Cercle polaire, 1978.
« Partout vous trouverez de mauvaises interprétations des données, ou plutôt des erreurs de lecture avant même d’être de mauvaises interprétations. C’est que le visible et le prévisible ne font pas bon ménage. Comment tenir le paradoxe de déduire l’avant ou plutôt le non-encore du déjà-là ? Le pré-visible, l’avant-voir donc, ne peut en toute logique être déduit du visible qui est perçu. Il faut donc reprendre la méthode de la prévision en mettant en évidence la relation du visible et de l’imprévisible – c’est-à-dire engager un débat entre prévision et prédiction » (p.145).

9. Harrisson Baxter, Les Maux du ciel, trad. Jean-Marcel Toubi, Éditions Faire Dire, 2014.
« Il conviendrait en effet de cesser de parler de fatalité en matière de précipitations. Prévoir ne signifie ici que traiter, comme on le fait d’un corps malade, les pathologies célestes. Un ciel bleu et une absence de vent sont à considérer comme un temps sain ; à partir de là seulement, toute perturbation renvoie à un catalogue nosologique recensant des pathologies plus ou moins graves que la prévision n’éteint pas, mais qu’elle réduit au risque moindre. Il y a, disons-le, du normal et du pathologique dans le temps, et que l’eugénisme ne s’entend pas en matière de météorologie » (p.56).

10. Gustav Opak, « La volatilité des notes
ou le souffle de l’image », Les Études dodécaphoniques (édition bilingue français- allemand), n°78, nov. 1957, p. 30-56.

« On observe un effet de disparition inexpliqué des notes inscrites sur les partitions des cuivres dans la célèbre Symphonie des nuages de Kalkinsky lorsqu’elle est interprétée en plein air. Il semble bien que le souffle des instruments parvient à détacher les notes de leur support. Mentionné à plusieurs reprises dans les mémoires de Kalkinsky, ce phénomène lui était apparu comme purement poétique. Il avait peu à peu décidé de ne plus renseigner ses partitions pour instruments à vent et d’y substituer des photographies de ciel. C’est à partir de ce moment-là que Kalkinsky s’est détourné de la musique pour entreprendre son grand œuvre de peintre » (p. 33-34).

11. Isabella Fiudare, La Collection de naufrages de Sir Barbertton, Éditions de Midi, 1998.
« Sir Barbertton était si désireux d’entreprendre la collection la plus originale de tous les temps qu’il fit l’acquisition tout au long de sa vie de dizaines d’embarcations, souvent de tailles très appréciables – dont un paquebot qui était à la revente, car devenu trop vétuste. Au rythme d’un par an au moins, lorsque le temps était à la tempête, il les jetait contre les falaises de ses terres et dépêchait plusieurs photographes pour enregistrer la catastrophe. Ses albums recensent sa collection de naufrages. Plus tard, sa fille Louise Barbertton-Bourgeois chercha à son tour une idée aussi folle. Elle ne parvint qu’à collectionner des maisons abandonnées. »

12. Ralph Poddington, Vagues de pluie, trad. Julia Rhumi, Plate Éditions, 1989, réed. 2014.
« La représentation des éléments déchaînés est un défi qui dépasse la simple virtuosité nécessaire à l’expression du mouvement et du chaos, car l’artiste doit traiter l’élément “eau” sous diverses formes en un même espace-temps. Ce que les traités de dessin du XVIIe siècle appellent la “vague de pluie” présente ainsi la difficulté de mêler l’eau à l’eau dans les flots déchaînés par l’orage. Comment la vague rejoint la pluie pour ne faire qu’un ? En considérant le vent comme architecture du liquide » (p. 87).

13. Paul-Carl Gulmann, « Sur le relevé des bas-fonds », Études sociales et maritimes, Éditions du Syndicat portuaire du Havre, n°87, août 1936, p.765-788.
« Le parallèle établi par Kosmar Indik entre les fonds marins et les quartiers pauvres d’Angleterre relève moins d’une métaphore socionaturaliste que d’un nouveau modèle de pensée politique. Les bas-fonds, marins comme sociaux, sont des zones inhospitalières qu’il faut connaître, la profondeur de la misère et la profondeur sous-marine ont, en effet, en commun de receler des richesses – ici humaines, là naturelles – qui démontrent que l’obscurité est féconde. Et c’est dans l’invisible que se préparent les révolutions » (p. 775).

14. Balthazard Opak, Le Test de Rorschach et l’Imaginaire de la nature, trad. Lila Pick, Éditions Serment, 1998.
« Le test projectif a beau ne pas être orienté par principe, une étude statistique des interprétations fait apparaître une large domination de motifs tels que nuages, insectes, sexes et organes divers. Le plus frappant est que les patients désignent ces motifs comme vivants. Plus étonnant encore, les figures sont perçues comme en crise : tempêtes, menaces, dégoûts... et expriment un sentiment de danger. Ainsi, le psychodiagnostic allie le vivant et le mort » (p.76).

15. Jorn Bilanøk, Le Sexe des algues, trad. Philippine Roll, Éphébia, 2012.

« Le répertoire génétique des Chlamydomonas ne cesse de surprendre les scientifiques : il s'agit d’une véritable mosaïque évolutive, combinant des caractéristiques végétales et animales. Il faut donc envisager, au-delà du connu, soit du transgenre, soit de l’hybride, une nouvelle forme de vie rendant compatibles végétal et animal. Ce que l’Académie propose désormais d’appeler : transrègne. Un répertoire conçu sur le mode des herbiers, mais à l’échelle micro- organique, permet depuis peu de réunir ce peuple dont on ne sait s’il doit être appelé “troupeau” ou bien “bouquet” ; peu importe, répondent les savants, convaincus du caractère hermaphrodite des organismes dont ils attendent prochainement les premières générations » (p.61).

16. John B. Lexan, « La vague est-elle une forme ? », trad. Isabelle Linuire, Oscilloscopes Poetic Studies, n°345, juin 1973, p. 5-13.
« Si pour la physique la vague se comprend comme un signal rendu visible par l’oscillographe et comme véhicule d’une énergie, elle a pris le sens commun de la vague marine, soit de l’onde répercutée des mouvements terrestres et célestes sur les océans. Entre ces deux conceptions, physique et naturaliste, il y a aussi une métaphysique de la vague, dont la particularité est de faire oublier l’eau dont elle est composée pour n’apparaître que comme une forme mouvante en elle- même, comme la colline ne peut se résumer à un amas de terre, ni la butte ou même la motte. Il faudra un jour considérer, à l’instar du land art – qu’il faut distinguer du beach art éphémère –, quelque chose comme le sea art, dont la Spiral Jetty de Robert Smithson serait l’œuvre séminale, cette vague renvoyée à son destin
de tourbillon » (p. 7).

17. Edwige Ricarf, Croûte céleste, La Dérivière, 2012.
« Quelle autre façon de désigner un tableau dont la réussite repose sur l’expression juste de la matière, mais dont la matière ne renvoie qu’à la peinture elle-même, alors qu’elle devrait représenter le ciel ? En acceptant que, comme pour notre planète, le terme de croûte signifie une surface séchée qui tient lieu de peau, une frontière convexe faisant voûte au noyau qui l’enfante. Oui, c’est cela, les tableaux faits de matière évoquant le ciel sont des “croûtes célestes”, et ce n’est pas leur faire injure... » (p.65).

18. Xiucen Jin, Les Cieux bleus, trad. Yanwu Huen, Gouen Éditions, 2000.
« Dans l’histoire de l’apprentissage du dessin des eaux et des nuages, un chapitre est resté souvent ignoré, car il explique comment peindre l’absence de tout motif que figurent le calme des eaux ou les cieux bleus.  Cette ignorance ne provient pas, comme on pourrait s’y attendre, du manque d’intérêt d’un tel exercice, de sa neutralité apparente et de l’absence de difficulté qu’il représente. Au contraire, il exige une maîtrise parfaite des moyens pour exprimer la quiétude. L’ignorance de ce chapitre correspond donc à la crainte qu’il suscite auprès des peintres de ne pas parvenir à une telle expression. Ils savent surtout que leur succès sera garanti par les beaux orages et les tempêtes dramatiques, car l’image du bonheur n’est pas la voie de la réussite. »

19. « Interview à propos de l’Inventaire des sables mouvants d’Iztrack Golkian », Journal des sciences expérimentales, n°786, juin 1983, p.21-24.
« C’est en souhaitant humblement compléter les collections de particules sableuses que j’ai entrepris la collecte de sables mouvants. Mais la raison est aussi plus personnelle, car les sables mouvants génèrent depuis mon enfance une profonde angoisse : en en donnant une cartographie mondiale, j’aurai permis de rassurer l’humanité, dont je ne suis moi-même qu’un grain parmi une immensité de congénères. Je n’avais toutefois pas mesuré le facteur topographique de l’entreprise. Pour moi, le sable mouvant était une simple dynamique de viscosité en profondeur, alors qu’au fur et à mesure que j’en mesurais les périmètres en divers points du globe, et que je venais à vérifier au bout d’un certain temps la précision de mes données, je me suis rendu compte que les sables mouvants se modifiaient aussi en surface. Ils s’étalent ou plus exactement ils se déplacent. C’est à cette époque que j’ai proposé lors d’une communication devant l’Académie des sciences de débaptiser les sables mouvants pour désormais les caractériser par l’appellation de sables mobiles. La question est toujours en débat, mais, ce qui est certain, est que mes angoisses n’ont cessé de s’amplifier » (p. 21-22).

20. Julius Corter, « Plaisir et ambidextrie : l’art de la calligraphie ? » Histoire générale de la stéréo, dir. Octova Monpasso,
Les Échelles, 1978, p.78-87.

« Qu’on comprenne bien que la faculté de répéter un geste est bien modeste au regard des talents qu’offre l’ambidextrie. Celle-ci permet de tracer d’un trait une ligne continue torsadée en points asymétriques – c’est-à-dire qu’elle excelle dans la représentation des objets mathématiques, et plus précisément des modèles non newtoniens –, ce qu’aucune main seule n’autorise en raison de la configuration osseuse du poignet ; il est toutefois à noter que les peintres dits “de la bouche” y parviennent parfois » (p.87).