Jean Louis Schefer

La raison de l’ombre et des nuages

Ville d’Arles

Alignement de colonnes, d’arcs posant sur des pilastres courts, carrés, enfonçant leurs arêtes nues dans la terre ; profils, lignes, perspectives prenant une ou deux fois par jour de soupirail et qui perdent ainsi leur espèce d’infini, de rythme, de répétition invariable dans la nuit. La ville d’abord soutenue par ce plateau, les constructions du forum, puis les églises, maisons, palais redistribués par une main hasardeuse, peu à peu déplacés, comme par l’effet d’un roulis, par le vent de l’histoire. Substruction de la ville antique dont ne reste, par un effet d’accélération du film de toute l’histoire passée ici, que cette idée d’un soubassement construit pour soutenir le ciel. Pour assurer ou dégager une espèce d’image mobile de l’infini ou de l’éternité. Le vent, l’eau en suspension en font l’animation et renouvellent son édifice passager : ils donnent l’image du temps, une série de prismes ou de caches au jeu de lumière, une espèce de miroir suspendu ou flottant de toutes les physionomies de la terre : montagnes, plaines, fleuves et lacs et sa population géante (Les Parques de Goya), des sentinelles immenses, des vaisseaux de haut bord.
L’histoire ici proposée est celle d’une division de la lumière : les deux extrémités de son arc, au ciel et sous la terre, et sa flèche brisée ; elle fait deux fois son portrait sans presque arrêter le corps d’aucune chose.
Sur une telle inspiration, ou selon une telle constatation, il serait difficile de ne pas penser aux photographies de nuages (sténopés) que fait Strindberg à Stockholm à la fin de sa vie; au catalogue même de ses « sujets » : ses enfants, lui-même, le ciel et les fantômes, le travail de la nature disposant des signes d’analogie, semant les identités, établissant à travers une espèce de fluide temporel des correspondances (les fleurs, la glace, l’eau inspirant la forme des végétaux), comme si le milieu de toute vie humaine, animale, végétale était, dans un mélange du temps et de l’espace, un bain de révélateur.

Jacqueline Salmon a l’idée de mettre en page le ciel. Il n’est que le passage sans arrêt du temps, est-ce cela l’image de l’éternité, du temps qui se compte lui-même et ne peut arrêter en lui de forme stable ? Et ce spectacle donné aux hommes d’une vie d’infusoires peints au plafond, un ciel mobile occupé d’éponges, de navire de hasard portant des songes et grand régulateur des humeurs terrestres, grand magicien et montreur de fantasmagories. Jacqueline Salmon entreprend de mettre en vis-à-vis de ces ciels larges, sans bords, sans centre, tout simplement en train de passer, une série de vues ou de profils de ce que nous regardons comme un enfer (non le magasin ni la promenade nocturne, ni la cave à charbon, ni le cellier) : un lieu fait pour garder des ténèbres, leur donner assise, les sculpter mais quoi d’autre ? Garder des images ? Mais quelles images possibles – toute la structure dévouée a cette nuit constante, immobile, à peine deux ou trois fois percée d’un rai de jour faible, ne renvoie d’autre image que le profil fuyant d’une arcature, l’angle net de forts pilastres enfonçant leur tronc sans base dans le sol, des détails de mortaise de pierre, la série invariable des même angles coupés ?
Quelle image tiendrait ici ? Ce lieu est une structure qui n’offre à son tour que des détails de structure. Il n’y a même place pour rien d’autre parce que ce lieu fait son interprétation ou, plutôt, mange par avance toute possibilité d’image.
Ce lieu, ces portiques doivent donc m’expliquer ce qu’est une image et comment ces murs tout à la fois n’en peuvent porter et ne peuvent en être une eux-mêmes. Mais au détail ? au petit détail ? Même ! Ceux-ci sont faits pour annuler la possibilité d’apparition de toute figure.
Comment cela ? C’est un ordre. Tout ce qui est au-delà de cet ordre s’évapore, c'est-à-dire passe par une expression de la vie, du désir, du hasard. Le comble du hasard est l’éternité du ciel. Le contraire de la fluidité infinie du ciel est l’ordre carré mis dans une nuit invariable. C’est une règle où l’alignement d’une espèce de soutènement soustrait à toute variation possible : ce ne peut être le monde des images. Les images sont des nuées ; le vent et l’eau, l’inspiration et la peinture descendus sur terre comme une manne.



La marelle


Mais enfin le ciel, autrement, lave les images.
Voilà deux espèces de pôles où les images sont illusions, désagrégation de formes ou d’apparences ou bien, dans cette nuit bâtie, égalisée, agencée en galeries, voûtes, arcatures, un réservoir qui n’entrepose rien, entretient impeccablement son vide.
En tout ceci les images ne résident pas : pas de lieu ou de place d’expansion, pas de lieu de réserve (pas de mémoire).
Quelle est donc l’opération et l’espèce de curiosité poétique de la photographe ?
La ville est prise, ou supposée située, entre ces deux couches : décadrée ou invisible, tout à fait indevinable. Les agencements, rues, places, bâtiments y jouent un très lent jeu de marelle. Tout, au fil des siècles, depuis Auguste, s’est déplacé par modification du quadrillage, correction des perspectives, emprunts, ajouts, remplois; variation des fortunes, successions des pouvoirs, des ordres militaires, monastiques dessinant une histoire sur ce large espace que quadrille la ville. Et quel pied d’enfant pousse de case en case ce palet, comme seuls les enfants jouent à déplacer dans des chambres dessinées à la craie un mystérieux point de gravité, font à cloche pied le jeu divinatoire de leur vie : comment passer de la terre au ciel sur un damier disposé en croix. Est-ce la même idée de l’histoire faisant et défaisant toujours et incomplètement son jeu de construction ? Nous sommes tous des fantômes passant d’un siècle à l’autre si nous changeons de trottoir, dix siècles entre deux porches, une éternité enfermée dans la cave, trois cents ans pour traverser une place. Et le vent, de face, de travers, qui ajoute son jeu à nos faibles silhouettes.
Assises souterraines du forum, sans couvertures, sans aucune vu ni débouché que la monotone perspective de ses arcades ; le ciel, très haut, large chargé d’aquarelle, d’onctueuse montagne de neige qui s’effondre et roulent comme de la fumée ; largement éventé, le ciel tire son drap, efface les plis, apprête sa voile pour prendre dans le vent les moindres sinuations, les larges effets de balayage, les petits courants par lesquels la lumière dorée, rose, bleutée, chargée de tous les tons de gris, renouvelle son portrait.
Entre les pierres soigneusement alignées, équarries, taillées et qui enferment sous terre le long thorax d’un animal, mais cassé par deux angles comme si cette étrange construction ne servait qu’à sa propre mesure et à compter ses pas, à soutenir de son épine dorsale un plateau où l’on marche depuis des siècles ; entre la terre préservant sa nuit par le simple artifice d’une construction qui la fait respirer et le ciel chargé de figures impatientes, incessamment repeint par le caprice du vent, la ville est un peu près ce que parcourt le pied poussant son palet. Voilà donc l’idée de la photographe et tout le jeu ? Comme au jeu d’enfant, passer de la terre au ciel, en sautant ?
Je crois que l’ironie, l’audace ou le charme (l’intuition) sont de cette espèce. Jacqueline Salmon nous fait lire une combinaison d’espaces impossible : elle articule deux ordres de construction ( au vrai, deux grands imaginaires de l’architecture et de la peinture) : les figures qu’arrêterait le dessin ne tiennent ni sous terre ni au ciel. Elles sont exactement entre les deux, là où la ville s’est évaporée : elles sont sans doute là où nous sommes, contemplateurs de l’eau qui les fait et les emporte. Adorateurs du ciel qui ne peut ni les inscrire ni tout à fait les retenir. Est-ce là que nous avons pris goût pour des dieux changeants ; de là que sont tirées nos premières idées du temps ?



Le ciel et la terre


Les pieds sur terre et la tête dans le ciel. Tous l’ont dit, Lucrèce, Virgile, Boèce : le seul animal qui se tiennent debout et dont la tête peut se renverser pour regarder le milieu du ciel. Et Cicéron parlant des dieux : s’il est vrai qu’autrefois les hommes vivaient sous terre, dans des grottes qu’ils ornaient de peintures et de reliefs, c’est du jour où ils en sont sortis pour contempler le ciel qu’ils ont commencé à deviner les dieux.
Cette espèce de jonction poétique, le saut de la cave jusqu’au ciel, cette manière de classification n’est pas tout à fait l’opposition du lourd et du léger, du chtonien et de l’aérien : je répète ma seule idée de passage – ces photographies nous mettent à la place de l’eau ou des images.
Idée extraordinaire de cette alliance des formes ou des matières, sorte de cohabitation des contraires laissant cependant jouer une alchimie secrète, improbable, toute poétique : cette eau suspendue, étirée, amincie comme une pâte ou indéfiniment sculptée par le vent dont elle est toute l’œuvre (image du vent, image de la lumière), entretient quelques parenté secrète avec la pierre dont elle laisse imaginer un état fluent. Ce n’est pas une distance imposée par la nature mais une inspiration qui sépare la pierre de l’eau dans son état nuageux.
Quel est l’effet de ce rapprochement d’espèces et d’une combinatoire de formes si improbable ? Au vrai, quelque chose comme un effet de miroir.
Ce qui se trouve entre ces deux espaces et ces deux règnes est aboli puisqu’ici, entre le ciel et l’enfer, les images ne tiennent pas -elles résident, prennent figure, continuent un semblant de vie là où nous sommes.
Mariage du ciel et de l’enfer ? Nous n’en sommes pas loin très loin : toutes ces photographies, en plus de la difficile captation des formes de hasard (les nuages poursuivent sans fin l’idée d’une forme de l’eau, le monde souterrain expose la dureté d’un ordre invariable), toute la série d’images capte à peu près un processus de dissolution.
A quel effet ? Notre corps de pierre ou son site et notre âme de nuage.
« Mais tout d’abord cette distinction entre le corps humain et l’âme humaine devra être abolie ; ceci je l’obtiendrai , en imprimant selon la méthode infernale, avec des corrosifs qui dans l’Enfer sont des vulnéraires et des baumes -qui volatilisent les surfaces apparentes et découvrent l’infini que celles-ci dissimulaient.
Si les fenêtres de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtraient à l’homme, -ainsi qu’elle l’est -infinie.
Car l’homme s’est lui-même enfermé jusqu’à ne plus rien voir qu’à travers les fissures étroites de sa caverne » (William Blake, Le mariage du Ciel et de l’Enfer; trad. André Gide).



L’infini et le monde caché


Il faut pourtant que l’infini, outre ce nettoiement des images, commence à quelque point, ou s’enracine.
Les cryptoportiques ont déjà fait l’objet d’hypothèses de toute sorte quant à leur usage ou utilité possible. L’homme historique récent, si l’on peut dire, est ainsi fait qu’il faut trouver partout des fonctions et découvrir une espèce d’ustensilité en justification des formes. Idée réjouissante de Jacqueline Salmon, proprement antimuséale et sans doute insolente pour la piété archéologique. Ces alignements d’arcades posant sur de grosses piles basses s’enfonçant à nu dans le sol en un léger évasement, soutenant deux voûtes plein cintre, légèrement aérées, sans lumière, cachées au jour, originellement inaccessibles à la visite ; constituant le magasin, si on l’imaginait, le plus mal commode du monde, enfermant un air à température constante, simplement rafraîchi ou renouvelé : cela s’appelle une architecture du vide. Cette impeccable, et impressionnante substruction n’impose rien d’autre à l’interprétation que le vide qu’elle aménage.
Les détails d’architecture sont des détails de force et d’élégances, d’économie des solutions architectoniques (répartition et annulation des poussées).
Les aberrations d’interprétation utilitariste et décorative appartiennent au roman, elles datent l’archéologie comme elles ont daté au même moment et de la même façon l’interprétation de l’art des cavernes : il fallait réduire l’ornementation des grottes par recours à une religion inventée et à l’expression réaliste d’une comptabilité cynégétique.
Le très beau dispositif plastique et intuitif inventé par Jacqueline Salmon met à nu, en quelque sorte, quelque chose de la philosophie romaine. C’est que l’ordre exprime le droit et de la façon suivante. Arles est une colonie qui tient partie de son importance de sa rivalité avec Marseille. Les cryptoportiques sont une substruction de l’ordre et de l’industrie romains : chose sérieuse, il s’agit d’établir la possession romaine pour l’éternité.
Quelles sont les limites de la propriété romaine ? c’est une colonne qui s’enfonce au cœur de la terre et qui traverse le ciel. Cet établissement doit être éternel.
Toute la hauteur du ciel, une majesté de la pénombre : cette construction d’arcs, de colonnes et de voûtes donne l’impression d’un dégagement d’espace par sculpture du sous-sol. L’illusion tient en effet à quelque chose de cette vérité : les racines de l’ordre romain sont inébranlables ; c’est une certitude, non un spectacle. Cette assurance est un gage donné par sa perfection même : le corps gisant qui soutient l’édifice hasardeux, la hauteur prodigieuse des colonnes du temple, l’assise que l’histoire, toute sorte de temps, rafales, déferlements, guerres, pluies, ruines ne parviendront à ébranler d’un pouce.
Sous la ville, quelque chose repose qui est comme le vide de toute sa mémoire et qui ne donne pas même accès au mundus infernal, qui ne retient non plus aucune image. Il y a une éternité d’en bas où le temps ne pénètre pas, une manière d’éternité dépeuplée ; une autre éternité d’en-haut qui n’est que la volute du temps, ses accidents, ses enroulements sans cesse et quelque chose qu’il faut imaginer comme une addiction de formes éphémères.
Le décompte progressif du temps nous est ici dérobé par malice, par intelligence : c’est nous, tout simplement, puisque nous réglons, comme la succession de nos vies, le cours, le défilement ou le lent dérèglement des images : nous sommes à peu près leur niveau et le gage, après tout, de leur ressemblance. Plus haut, prises au vent, elles s’évaporent, plus bas la terre mange leur reste de chair. Que conserve donc la terre ? Sa propre chair et son calcaire, ses os.