René Pons

Lônes

Marval, Paris 1992

extrait

Par son étymologie, la photographie est aussi écriture. Écriture de la lumière infiniment reflétée et filtrée par l’eau, les brumes et les branches. Concentration en un clin d’œil de tout un faisceau d’émotions, de longues heures de réflexions. Non pas représentation de la réalité, mais abstraction, soulignée encore par le noir et blanc qui permet à l’esprit de garder ses distances, de cette réalité. Affinement par la pensée de l’éclair émotionnel, de l’infime, de ce que la plupart ne voient pas et qui est soudain révélé. Choc figé du visible et de l’invisible. Invisible devenu visible dans l’impérieuse limite du format. Surtout lorsque ce format, carré, s’interdit la rectangulaire habitude du paysage.
La photo, là, devant moi, n’est une affirmation mais un doute, donc une naissance, un départ. Départ d’un autre texte, source d’un autre fleuve. Un fleuve complètement fictif plus vrai que le fleuve réel. Nommé, si la photo faisait allusion à quelque lieu précis, le fleuve serait comme rétréci. Non nommé, le fleuve contient tous les fleuves. La force doit naître de l’indéterminé, de l’anonyme. Comme pour ces débris sans nom, ici et là abandonnés par ce qui n’est pas caprice de l’eau, mais, pour parler plus simple et plus juste, mouvement de l’eau. Comme ces poupées de plastique, accrochées aux arbres par les crues, vestiges d’un rite imaginaire fixé par un objectif plus poète qu’ethnologue.
Reste ma propre vision du fleuve, superposée à celle des photos. Reste cet univers de reflets, de transparence, d’incertitudes. Reste mon humeur d’homme ni géographe, ni historien, ni philosophe, mais simple errant de la parole, le long d’un fleuve mental où passent les noyés pensifs chers à Rimbaud et où s’enfoncent les rames de la barque de Valéry. Reste que, plus qu’à des nymphes, le fleuve me fait penser à des démons humides et glaireux. Le fleuve, le fleuve si complexe que, découragé par cette complexité, je voudrais pour l’évoquer, n’écrire au long de ces pages que le seul mot fleuve sans fin répété.