Jean Marc Providence

Les paysages de Jacqueline Salmon jouent avec les pays, les saisons, les mots… et les sons.
Il y a LA PLAINE DE BEAUCE à la fin de l’été, accompagnée par Rabelais, Maurice Barrès, Michel Corrajoud… et le Berliner Ensemble.
Il y a les rivières et les bois à la fin de l’été et en hiver, accompagnés par Jean-Christophe Bailly, Marcel Proust, Jean Pellatan…
Il y a les collines et les vallées à l’automne, illustrées par Alain Roger, Oscar Wilde, Pierre Teilhard de Chardin, Gilles Clément…


LA PLAINE DE BEAUCE

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En 1534, quand il décrit la Beauce, Gargantua, autrement dit Rabelais, se trouve quelque peu démuni, ne disposant pas du mot paysage dont la première mention officielle figure dans le dictionnaire latin/français de Robert Estienne en 1549. Du coup, Gargantua dit à ses gens : « je trouve beau ce dont fut appelé ce pays la Beauce ».
La Beauce est devenue un pays de champs ouverts, par la grâce de la jument agacée du géant qui « ayant dégainée sa queue pour mieux escarmoucher mouches bovines et frelons horriblement nombreux en ces lieux » a débarrassé toute la contrée « de son ample forêt ».
L’histoire rabelaisienne ne dit pas comment le jeu des successions et des regroupements, la mécanisation et les remembrements ont confirmé la vocation céréalière de la grande plaine, vidée désormais de ses bois et forêts.
D’où vient la puissance des lieux « qui nous commande de faire taire nos pensées et d’écouter plus profond que nos cœurs ? » se demandait Maurice Barrès. Peut-on accepter l’idée de la capacité de certains pays à faire, plus que d’autres, paysages ?
En ce cas, la Beauce est l’un de ceux-là qui magnifient la rencontre du ciel et de la terre comme s’ils étaient mis en émoi par leur proximité même.
En ce pays, le paysage nous assaille de son omniprésence, comme si le regard ne pouvait que converger vers le lointain horizon, unique épaisseur du monde où les milieux et les cieux se touchent dans un impressionnant silence.
Ce paysage là est une mémoire.
Mémoire du travail de ceux qui ont gravé le sol. Mémoire de la peur de ceux qui ont construit des murs aveugles, des fermes fermées, des villages resserrés. Mémoire de la plaine ouverte à tous vents, lieu de passage et de brassage, terre vide et muette.
Alors, le regard s’accroche sur ce qui survient. Sur ce qui surgit dans le proche ou le lointain. Une croix de chemin, un silo, des pylônes, une éolienne, trois rouleaux le timon en l’air, des bottes de paille entassées, des cellules à grains, un séchoir à maïs, un hangar de tôle et de bois, un château d’eau, un alignement d’arbres, une haie, une cour de ferme, une route et ses panneaux indicateurs, une voie de chemin de fer, un dévidoir géant, un moulin à vent…
La plaine est une immense stèle et le ciel une incroyable cimaise.
Ici les choses sont ex-posées – étymologiquement posées en dehors – comme dans l’attente d’un visiteur qui, peut-être, ne viendra pas.


LES COLLINES ET LES VALLÉES

variation colline

Notre regard, même quand nous le croyons pauvre, est saturé d’une profusion de modèles latents et insoupçonnés : picturaux, littéraires, cinématographiques, télévisuels, publicitaires… qui œuvrent en silence pour, à chaque instant, modeler notre expérience perceptive.
Alain Roger, dans son « Court traité du paysage » affirme que la nature est indéterminée et ne reçoit ses significations que de l’art.
Un pays n’est pas d’emblée un paysage.
Il y a, de l’un à l’autre, tout un continent de références aussi actives qu’inconscientes. Oscar Wilde n’écrivit-il pas « qu’avant Turner il n’y avait pas de brouillard à Londres ».
Les images ont la mémoire longue : les inclinations du terrain, les belles brumes endormies, les longs murs de pierre, les chemins en bosse et en creux, les couronnes boisées… tout emprunte au pittoresque (qui est digne d’être peint) et au bucolique (qui évoque la poésie pastorale).
Ici, la ligne d’horizon est presque toujours absente : absorbée, voilée, embrumée, arborée, ennuagée…
En marine, on parle d’horizon fin pour un ciel sans nuage, d’horizon gros pour un ciel nuageux et, quoiqu’il arrive on se dirige toujours vers le fin ou vers le gros sans jamais penser l’atteindre.
Les ciels pourraient-ils parfois être moyens ?
Le bout devrait-il toujours être le but ?
« Le paysage a des idées et fait penser » écrivait Balzac. Ces paysages de monts et de vaux laissent effectivement à penser, à rêver, mais aident aussi, peut-être, à s’élever.
Seraient-ils comme ces espaces transactionnels au sens où les entend Winnicott, qui en trouve le prototype dans l’aire de jeu où l’enfant apprend à échanger les données de son monde intérieur avec le monde extérieur ; conditions absolues d’émergence de la créativité.
Les images des collines inspirées et celles des vallées oubliées sont des états d’âmes.



LES RIVIÈRES ET LES BOIS

ban titre les rivieres

« Petit le Loir l’est, même s’il parcourt tout de même 316 kms, allant se jeter dans la Sarthe juste au dessus d’Angers. Prenant sa source dans le Perche à seulement 200 m d’altitude, il semble d’abord vouloir illustrer une parenté avec son homonyme, petit animal charmant dont le nom scientifique inattendu, est glis glis et qui est connu d’abord pour la longueur de ses sommeils, laquelle contraste avec l’activité plutôt fébrile dont il fait montre lorsqu’il est éveillé. »
Le Loir arrose Illiers, c'est-à-dire le Combray de Proust où se racontent et se rejoignent, non pas tant les anecdotes enfantines du célèbre vacancier d’Illiers, mais s’énoncent lentement les descriptions d’un passé remémoré, en une sorte de mouvements perpétuels réglés sur l’allure à la fois nonchalante et vive de la rivière, si bien nommée.
Le Perche décrit par le géographe Jean Pellatan est ce pays dont « l’homogénéité s’appuie sur des paysages de verdure et de fraicheur faits de chemins creux, d’étangs mystérieux, de forêts silencieuses, de bocages secrets et de molles collines ». Si ce lyrisme quelque peu désuet est loin d’égaler la prose proustienne, il n’en reste pas moins que tout est dit : l’eau qui sourd et qui court partout, la haie qui entoure le pré et la forêt qui auréole le tout.
Et peu importe quand viennent la brume et la neige, le gel et la glace, le Perche ne se cache que mieux derrière sa SYLVA PERTICA, autrement dit sa forêt aux grands arbres, attestée depuis le X° siècle.