Jacqueline Salmon

Variations sur 40 poèmes de Misuzu Kaneko - Introduction


Misuzu Kaneko est née en 1903. J'ai connu ses poèmes en France à l'occasion d'un cours de japonais, et j'ai été impressionnée par la simplicité et la profondeur de ses poèmes desquels se dégageaient immédiatement des images. L’histoire de sa vie - sujet de nombreux films au Japon - est bouleversante. On touche à travers elle à la dramatique condition d’une femme au début du XXe siècle. Son mariage est forcé, son enfant lui échappe, elle est empêchée d’écrire. Avingt-sept ans, elle fait faire son portrait et se suicide le lendemain en posant à côté d’elle le ticket du photographe.  Il faut lire les quarante poèmes choisis pour ce livre pour approcher cette expérience de la proximité de la mort et cette impuissance face à l’ordre des choses qu’elle énonce avec tant de naturel et dans lesquels nous reconnaissons nos propres interrogations.  
Lorsque j'ai su qu'elle n’avait pas été publiée en France, j'ai fait le projet d'aller sur les lieux où elle avait vécu au sein d’une famille de libraires,au sud-ouest du Japon.
Megumi Kamo, ma professeureest originaire d'un temple bouddhiste familial de la région de Senzaki où était née la poétesse. Elle a organisé le voyage à l’automne 2014, invitée par son frère Zenjō Kamo supérieur actuel du temple. Les paysages, la campagne, les temples, lesplages désertes, lesports de pêche, les rues et les ruelles, les intérieurs, tout semblait tel que Misuzu Kaneko avait pu le voir.A la fin du livre, un journal de voyage, raconte et illustre les  rencontres et les paysages dans lesquels j’ai imaginé son regard.
En 1903 à l'époque de la naissance de Misuzu Kaneko se pose la question del’unification de la langue Japonaise. Elle est enseignée dans les écoles par des textes chantés dans le style Shōka, avec un vocabulaire difficile à maîtriser pour des enfants dont les grands-parents s’expriment encore dans le dialecte de leur région. A la gloire de la nation, les textes encourageaient un sentiment patriotique, ou permettaient de mémoriser des notions de géographie, d'histoire, et les mythologies héroïques, mais dans un style musical occidental. C'est en réaction qu’en 1918 - Misuzu Kaneko a quinze ans - que naît le mouvement littéraire dōyō (Chansons pour l’enfance) porté par la revue Akai Tori, crée par Miekichi Suzuki et dirigé vers l’éducation des jeunes japonais. Face à l’influence grandissante de la pensée et des formes occidentales, des artistes et poètes s’attachent à développer chez les enfants - parce qu’ils seront les adultes de demain-  une sensibilité proprement japonaise, un goût pour la beauté des choses simples et une conscience de leur dimension spirituelle. Dans le même temps, et dans le même esprit, le mouvement Mingei, théorisé par le penseur Yanagi Sōetsu initie toute une génération d’artistes-artisans à la beauté et à l’esprit des objets de la vie quotidienne. C’est une période d’effervescence intellectuelle, travaillée par le mouvement art and crafts et la découverte de la littérature et de la musique européennes par la génération née juste après l’ouverture du Japon. Le grand poète Kitahara Hakushū
entré à la revue Akai Tori dès la première année y publie des poèmes pour enfants, et est chargé de rassembler les warabé-uta, comptines et berceuses traditionnelles. C’est lui qui reçoit les poèmes adressés par les lecteurs et décide de leur publication. Misuzu Kaneko qui tient une petite librairie reçoit les revues, et envoie des poèmes. Elle sera plusieurs fois publiée. Certains de ses poèmes s’inscrivent tout naturellement dans le style dōyō très en vogue à son époque, mais son œuvre dépasse largement le cadre de ce mouvement qui durera jusqu’aux prémices de la guerre en 1936. Mais Misuzu Kaneko s’est suicidée depuis déjà six ans. Dans Akai Tori, elle avait pu lire son poète préféré Yaso Saijō très habité par la littérature européenne, et particulièrement par Lewis Carroll. Elle avait pule rencontrer brièvement en 1927.Il l’avait publiée dans son recueil des cent plus beaux poèmes du Japon. Elle lui avait confié ses trois carnets de poésie : cinq cent douze poèmes, recopiés pour son frère Masasuké qui voulait devenir compositeur pour les mettre en musique.
En 1982, Setsuo Yazaki découvre les trois carnets confiés à Masasuké qui les gardait depuis plus de 50 ans. Il entreprend alors la maison d’édition Jula, la publication de l’œuvre complète, et sa diffusion. Misuzu Kaneko est alors mise au programme des écoles. Elle est aujourd’hui connue dans tout le Japon.