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Le temps qu’il fait / le temps qu’il est

Séminaire inter-universitaire - Paris 8 et Paris 1, 2011
la photographie en acte(s), Filigranes éditions 2014 dirigé par Michelle Debat et Jacinto Lageira

Si je suis devenue photographe, c'était pour avoir à ma disposition un type d'écriture qui se passait des mots. Une écriture qui pouvait se lire à différents degrés : à sa surface formelle bien sûr, ce que l'on va appeler "le style", mais aussi dans la profondeur du sens et dans celle des références. J'ai aimé être étudiante et j'ai fait durer cette période de ma vie autant que possible en enseignant la danse pour payer mes études. Après le bac philo, une année de dessin à l'Académie Charpentier, une de peinture et d'arts plastiques à la Grande Chaumière, je suis entrée aux Arts Déco pour en sortir aussitôt, et m'inscrire en histoire contemporaine à la Sorbonne. Je n'ai pas malgré tout abandonné les cours d'architecture intérieure car mon objectif était de devenir scénographe. A la suite de ces études et comme tout m'intéressait et que je ne voulais me priver de rien, j'avais l'impression de donner - même si je ne le ressentais pas - l'image de quelqu'un de dispersé. C'est après avoir commencé à photographier la danse, en toute ignorance du milieu et de l'histoire de la photographie, que j'ai vu que j'avais entre les mains un outil qui pouvait me permettre de rassembler sous une seule identité, celle de photographe, tous mes centres d'intérêt. Il serait alors possible d'entrer dans des lieux étonnants, de rencontrer des gens, de faire des livres, d'approfondir les sujets qui m'intéressaient, de traduire en image des évènements contemporains, et de témoigner d'un état de notre société.

Faire des images - j'aime employer ce mots plus que celui de photographie - qui seraient dans cent ans consultables dans des archives et à travers lesquelles je pouvais insuffler une direction de pensée à celui qui aurait voulu comprendre notre époque, me paraissait un rôle enviable. Et même si je ne pense plus les choses en ces termes aujourd'hui, je continue à vouloir montrer des lieux construits par les hommes. Lieux précaires souvent, mais toujours, des lieux dont on parle sans savoir à quoi ils ressemblent. Des lieux rassemblant sous la contrainte des personnes qui n'ont pas voulu vivre ensemble : le camp de Sangatte, les chambres réquisitionnées du Samu Social de Paris, des prisons, maison d'arrêt de la Santé, maison centrale de Clairvaux... Ces lieux choisis aussi pour leur destin improbable, mais révélateur d'un changement de mentalité dans la société. Un garage Peugeot devient une bibliothèque municipale dans Notes de Chantier en hommage à Tarkovski. Dans 8 rue Juiverie, l'hôtel particulier du receveur des finances de François Ier, investi par des marchands de sommeil, est racheté par la ville de Lyon et transformé en HLM. Clairvaux, l'abbaye de Saint Bernard devient sous Napoléon une prison de haute sécurité...Le Grenier d'abondance construit par Louis XVI à Lyon pour engranger le blé et lutter contre les famines est devenu en 1993 la DRAC Rhône-Alpes...

Mais ces sujets sont lourds à porter, soit parce que le travail photographique se poursuit sur plusieurs années, soit parce qu'il s'accompagne d'une charge émotive qui nous épuise. On ne peut pas en nourrir exclusivement sa vie. Travailler sur des séries comme La racine des légumes, Géocalligraphies ou Le temps qu'il fait/ le temps qu'il est c'est comme laisser entrer un souffle d'air, une sorte de vacances des sujets trop difficiles dans lesquels notre responsabilité citoyenne est profondément engagée.

J'aime les musées de ville qui montrent des cartes, et des objets qui racontent des histoires, et un jour à Venise au Musée Correr, j'ai vu dans une vitrine le cahier de Claes Janszoon Vooght, un navigateur hollandais qui en 1705 avait représenté sur des lignes les profils des îles de la lagune. Cela formait des pages d'écriture... et je découvrais avec ce travail l'émerveillement de l'invention d'une écriture. J'ai fait un croquis pour me souvenir, et je n'ai cessé d'imaginer comment faire ce même travail, mais à partir de la photographie cette fois. Puis comment traduire l'observation du paysage en écriture. C'est de la jalousie de cet objet et du désir de sa possession, qu'est née six années plus tard la série Géocalligraphie que j'ai pu réaliser sur les îles du Saint Laurent, au cours d'une résidence d'artiste au Québec. A la quête de mes profils, je voyageais, je photographiais, je consultais des archives, j'étudiais des cartes. J' avais écouté parler les pilotes d'embarcations sur le Saint Laurent et appris la difficulté de la navigation en fonction des marées. Un jour, aux archives du parlement de Québec, presque par hasard, je suis tombée sur des cours de navigation sur le Saint Laurent qui dataient des années 60 et sur lesquels on voyait représentés les courants de marée et leurs variations de quart d'heure en quart d'heure à quelques points stratégiques sur le fleuve.

Cette représentation pédagogique des courants qui était nécessaire à la compréhension du fleuve, on pourrait dire de sa mécanique interne, à été le déclencheur d'une succession d'idées pour une nouvelle représentation du paysage qui cette fois ne serait plus exclusivement photographique, mais dessinée et scientifique. Il fallait en trouver la forme:

carte des courants de marées

Plus tard, mais toujours au Québec alors que je cherchais d'anciennes représentations des profils d'îles du Saint Laurent, j'avais entr'aperçu dans la bibliothèque de l'université Laval une carte du monde au XVIIe siècle qui était une planisphère recouverte de flèches. L'image s'était imprimée dans ma tête, mais je n'avais pas eu l'intelligence d'en noter les références et j'ai été ensuite incapable de la retrouver.

De retour en France je n'ai eu de cesse de la chercher, sans succès, mais j'ai commencé à imaginer qu'il existait des cartes des vents autres que la rose des vents, représentée sur de nombreuses cartes. Je voulais poursuivre dans la ville d'Evreux qui m'accueillait en résidence à la Maison des Arts. A Québec j’avais pris en considération la représentation des flux : cartes des courants de marée et des battures, rythmes de l’émergence des îles, mais je n’avais représenté ni les flux atmosphériques, ni les flux humains. J’avais le regret de ne pas avoir mené jusqu’au bout cette quête sur la représentation du paysage et de ne pas avoir trouvé le lien avec les préoccupations politiques que j’ai d’ordinaire. Evreux était devenue la base de mon terrain de recherches. La ville avait signé avec la Maison des Arts et une association un programme d’insertion avec des immigrés qui participaient à un atelier de création artistique et, merveilleuse surprise! il y avait aussi dans la ville une antenne de Météo-France, et à la Maison des Arts, qui voisinait avec les archives municipales et une médiathèque, u atelier de gravure Tous ces 'ingrédients" étant posés sous le ciel de la Normandie, situé lui-même à cet instant pour moi au centre du monde. Je ne savais pas encore quelle forme allait prendre mon travail, mais j'étais bien disposée à bénéficier de tout. Les immigrés que j’avais invités dans mon exposition et avec qui j'avais commencé des entretiens avaient dans leurs langues des mots différents pour exprimer des notions différentes du temps comme Time and Weather. Si dans les langues latines il n'en existait un seul le TEMPS, cela avait du sens C’était qu’il existait forcément une relation intime entre ces deux notions. Je voulais faire en faire mon sujet. La question une fois posée, j'ai d'abord trouvé le titre qui a constitué mon programme et mes barrières: le temps qu'il fait / le temps qu'il est.

Un autre facteur était à prendre en compte: l'espace d'exposition. Deux grandes salles symétriques se situent face à face, de part et d'autre d'une salle centrale. L'une atmosphérique serait destinée au "temps qu'il fait", l'autre politique au "temps qui est". Entre les deux serait l'espace des hommes... entre terre et ciel. J’ai pensé simultanément le travail, l’espace d’exposition et la maquette du catalogue, considéré comme une œuvre dont le texte de Michel Poivert est la charnière.

Le temps qu'il fait

Nuanciers. Il y a d'abord le ciel: une grande peinture mouvante qui recouvre la zone européenne océans et mers adjacentes. J'ai commencé à constituer un répertoire de ciels photographiés chaque matin au réveil. C'était une manière de m'installer chaque jour dans le travail. Les couleurs toujours différentes m’ont donné l’idée de réaliser des nuanciers avec l'idée de couvrir les deux années que devait durer ma résidence. Un nuancier ce sont les ciels des sept jours consécutifs d'une semaine. Ils se fondent les uns dans les autres comme les jours et le temps.

nuancier

Cartes des vents. Voici une carte des vents sur l’Europe qui m’a été fournie par les météorologues d'Evreux dessin



Au début les météorologues ne comprenaient pas l'intérêt que je trouvais à ces documents scientifiques, quotidiens pour eux, répétitifs et sans dimension artistique. Pour moi qui avais fait le travail que vous avez vu sur les courants de marée ils étaient extraordinaires. J’ai appris à les lire et à les débusquer sur internet à Météo-France où tout le monde était très curieux de savoir ce que j'allais en faire. Dans un premier temps j'ai récupéré les informations fait une extraction de ces dessins hors de leur contexte et je les ai appliqués sur des photographies du ciel le même jour. C'était beau, mais uniquement esthétique. J’avais appris que l'on faisaient trois cartes des vents simultanées à 500 m à 1000 m et à 1500 m à la même heure et que ces cartes étaient constamment mouvantes. Puis j'ai réalisé que les nuages étaient modelés par les vents et que, connaissant maintenant les codes de représentation, je pourrais faire les cartes des vents de mes propres photographies. C'est là que l'atelier de gravure, est devenu l'outil intéressant.



La photographie est tirée sur un papier chiffon qu'il a fallu mouiller, une deuxième l'image semblable et inversée a été tirée sur un papier ordinaire afin de pouvoir faire un brouillon et noter les principales forces et directions des vents. Le dessin est ensuite gravé à la pointe sèche sur une plaque de zinc ou de plexi. Il faut trouver un rythme et un geste qui soit le sien afin que les incisions soient régulières, puis tâtonner longtemps pour appliquer la plaque gravée au bon endroit sur le tirage. La solution a été d'utiliser des plaques aussi grandes que les tirages afin de pouvoir les caler sur les bords, et cela eu l'avantage de ne pas creuser la traditionnelle cuvette de la gravure que je trouvais trop référencée au passé.

l'écriture du temps. Sans doute, parce que j'apprenais le japonais, j'ai vu un jour des idéogrammes à déchiffrer dans les cartes météo du journal Le Monde. Formés par les courbes mouvantes des fronts froids et chauds sur l'Europe, représentés dans leur succession, ils forment une écriture dont un initié comprend le sens.



Ce sont de grandes pages de 62 x 93 cm de haut, recouvertes de dessins au plus proche des données météorologiques quotidiennes, une transcription codée du réel. Il a fallu décider du format des pages, de la qualité du papier, du nombre et du format des caractères, et du style de l'écriture. J’ai choisi des « quarantaines », durée de temps qui résonne de multiples manières: religieuse, médicale, politique et qui de plus remplissaient un rectangle de 5 X 8 caractères de manière parfaite. Les pleins et déliés de la plume étaient trop esthétiques, l'encre de chine trop noire et le feutre assez pauvre, la mine de plomb trop discrète. J'ai choisi le fusain.

J’ai beaucoup travaillé avec le théâtre, et j’aime ce travail de relecture des textes classique pour en dégager de nouvelles interprétations. C’est dans cet esprit que j’ai commencé une relecture des cartes. Par exemple en superposant les cartes de trois jours successifs sur les anticyclones, et non pas au dessus de l’Europe, comme on en a l'habitude, on a une vision très précise de la manière dont se déplacent les courbes de pression de l’anticyclone.



Toujours dans ce même type de relecture, on verra plus loin comment en découpant des secteurs comme les bureaux de vote sur des cartes urbaines ou en prélevant des informations sur des cartes géopolitiques et en les extrayant de leur contexte elles prennent une forme esthétique et une force explicative incroyablement efficace. Ces formes esthétiques m’intéressent car on est toujours dans le mode de relation au monde qui est celui de la photographie: prélèvement d'information, recadrage, force documentaire.

Les prévisions. Lors d'une conférence, Bernard Lamarche-Vadel - dont vous avez peut-être vu l'exposition-installation sur l'enfermement à la MEP - disait que si la photographie était pour lui importante, c'était pour la position philosophique que le photographe se devait d'avoir face au monde. Le météorologue sait-il à quel point ses dessins mettent en évidence des questionnements proche de la philosophie?



Vous voyez une sorte de corde assemblant autant de lignes de couleurs différentes que de prévision différentes sur le temps qu'il fera. A un jour de distance les prévision sur le temps sont proches, sur huit jours il y a beaucoup d’incertitudes, sur quinze jours tout devient emmêlé et confus. Le travail réalisé à partir des schémas météorologiques consiste d'abord à trouver les informations. C'est le plus difficile, il faut aller chercher des choses dont on ne connait pas l'existence, sélectionner les plus étonnantes, il faut fréquenter la bibliothèque de l'observatoire, les archives de Météo-France, les sites internet français et étranger. Les courbes de prévisions étaient inconnues de mes météorologues en France, je les ai trouvées sur un site professionnel allemand. Ensuite il faut extraire la donnée qui nous intéresse. Il y a en effet toujours beaucoup d’informations superposées sur les mêmes cartes. Celle que l'on désire mettre en évidence est difficile à lire. Je conserve les couleurs d’origine, souvent inattendues. Je suis loin d’avoir exploité tout ce que j’ai trouvé : il y a par exemple des sites de l’armée américaine, ou des cartes de navigation aérienne qui font appel à d'autres esthétiques, ou s'intéressent à d'autres phénomènes. Quand on voit sa première carte des vents chez Météo-France, on se dit que les vents se représentent comme ça. Mais en deux ans, j'ai trouvé vingt manières de représenter le même vent, le même jour, à la même heure. Il y a une "main" de celui qui produit le document. C'est cette esthétique particulière qui nait non seulement de la nécessité de représenter mais aussi de la personnalité du transcripteur, Cette variété des style qui m'a autorisée à dessiner mes propres cartes, à faire mes propres dessins.

Le temps qu'il est

J'ai voulu essayer dans cette partie de transmettre et de mettre en forme l’épaisseur du temps. C’est-à-dire, pas seulement un temps actuel, mais une actualité née de l’enchaînement des mois et du temps.

Information. Fondée au XIXe siècle à Québec, cette usine à papier journal fabrique 410 000 tonnes de papier par an. Je l’ai filmée pendant mon séjour, sans doute parce qu'elle fabriquait des nuages 24 heures sur 24, mais aussi parce qu'elle synthétise les questions écologiques que nous devons nous poser: en effet, j’aime lire mon journal tous les jours et je pense être concernée par l'écologie, pendant que cette usine de papier produit une fumée polluante depuis 1928... J'ai pris depuis longtemps l'habitude de conserver les articles de journaux et les cartes politiques qui m'intéressent, parce qu'ils sont soit la documentation soit la source des sujets que j'ai envie de traiter. J’ai choisi dans l'exposition trois thèmes: l'argent, l'immigration, l'écologie. Il se présentent sous forme de clichés offset sur aluminium, prêts à être imprimés. Ce travail, réalisé par un imprimeur à partir de fichiers, est constitués d'un assemblage d'articles titres et dates entre 2006 et 2010.



Constellations. En échos aux phénomènes atmosphérique de la premier partie j'ai désiré donner le titre de "constellations" à ces données extraites de cartes géopolitiques publiées dans les journaux, voici une constellation des centrales nucléaires en Europe.



Et voici celle de la défense nucléaire française – je n’aurais jamais imaginé qu’il y ait une telle profusion, une telle dissémination des lieux où existent des installations ou des déchets nucléaires militaires. Cela laisse songeur sur ce qui resterait en cas de démantèlement de toutes nos centrales nucléaires civiles, et on peut se demander si nos luttes sont situées au bon endroit. Sur ces sujets sensibles, il est important de donner les sources. Pour cette carte, il s'agit des documents officiels de la base militaire de Langres. Dans cette collection de constellations on a les pays qui fabriquent des bombes à sous munitions. Il n'est pas noté que la sous-munition antipersonnel GR 66 EG est fabriquée en France, mais dans la succession de ces constellations on repère assez vite l'espace géographique sous-tendu et ce que je désire montrer chaque fois c'est l'éclatement, la dispersion, la mondialisation de toutes ces faits contemporains. Les soixante-dix paradis fiscaux, l'esclavage des enfants, la fabrication d’armes chimiques ou biologiques à travers le monde y compris aux Etats Unis. Voici le schéma des transferts de l’argent du pétrole.



Il y a encore une constellation des murs de séparations des pays, de la progressions des morts en transit, des camps de rétentions en France et des zones d’expulsion de l‘Union Européenne qui dépasse largement les frontières du continent. Il s'agit de proposer une vision, un concentré presque abstrait qui donne une idée assez précise du monde dans lequel on vit aujourd’hui.

Découpage. Pour en revenir à la ville d’Evreux et pour en rester à la politique mais avec une petite note d’humour, j’ai travaillé au cabinet d’urbanisme de la ville, où j'ai trouvé des documents qui m’ont fait rêver comme celui-ci : le découpage des bureaux de vote. On était alors exactement au moment où Nicolas Sarkozy parlait de remodeler la carte les élections régionales. Or, lorsqu'on parle de découpage électoral, sait-on exactement de quoi il s'agit? voici les cartes de bureaux de vote de la ville d'Evreux




Lorsque j’ai donné une conférence de présentation de mon travail, il y avait dans le public des employés municipaux parmi lesquels ceux qui avaient travaillé à ce découpage et qui n’en revenaient pas : « c’est nous qui avons fait ça ?! Mais on n’a jamais vu ce qu’on avait fait ! ». Cela n’a évidemment d’intérêt que si c’est une précision scrupuleuse, et ce n’est que parce que c’est vrai que l’on accepte l’esthétique de ces formes comme une réalité surréaliste Dans l’exposition, elles sont présentées come ne œuvre abstraite sans autre commentaire que le titre descriptif : bureau de vote N° … . C'est une constante dans mon travail de montrer les choses, sans commentaire, sans clarifier ce qui peut-être lu de manière positive ou négative. Les légendes sont minimales et parfaitement neutres, mais par contre, je choisis mes sujets en fonction des réflexions que je désire susciter. J’étais assez contente d’avoir trouvé un moyen de représenter la ville plus profondément qu'à sa surface, de l’intérieur de la tête de ceux qui la pensent.

Il y a une vraie jouissance à découvrir des liens, des passerelles qui se tendent par hasard entre des choses qui normalement n’avaient rien à voir entre elles. Lors d'une visite de l'hôpital Sainte-Anne au moment des journées du patrimoine, j'avais fait des photographies d'une installation pédagogique. C’était avant l’invention du scan : il y avait des tranches de verres peintes avec des repères pour expliquer les différentes couches du cerveau. Elles étaient restées dans mes archives, sans usage. C'est après avoir découvert les cartes des zones sonores de la ville établies par le service de l'urbanisme qu'elles sont revenues à ma mémoire. J'ai trouvé intéressant de donner à voir dans la même exposition, pas forcément collées mais face à face, d’un côté les images du cerveau, de l'autre ces cartes de la ville. La ville comme cerveau est bien sûr une métaphore qui a été beaucoup employée, mais là, il y avait un assemblage documentaire, scientifique, et opposé à tout volontarisme qui rendait la chose différente.



Il y a une dimension poétique inconsciente extraordinaire dans toutes ces représentations techniques et scientifiques. Elles trouvent leur place à la fin du catalogue dans un chapitre intitulé notes et références. On y trouve ces photographies du cerveau comme on trouve un plan de Vitruve qui avait pensé que les rues principales de la ville idéale seraient construites en fonction des vents dominants. Mais c'est dans deux chapitres à part entière que se situent un ensemble d'analyses mi-archives, mi-photographies qui s'intéressent aux quartiers où logent la majorité des immigrés que j’ai rencontrés à la Maison des arts.

ZUP 1963 / ZUS 1996. A Evreux, Il y avait deux « ZUP » qui sont devenues en 1996 des « ZUS » (Zones Urbaines Sensibles). Lorsque ces zones se sont construites, il y avait un élan d'humanisme rétrospectivement émouvant. Si l'on parcoure les articles des journaux municipaux de l'époque, on y lit la volonté de construire dans ces quartiers un monde nouveau. On y lit l'émotion d'une employée municipale qui a remis les premières clés d'appartements tout neufs avec cuisine et salle de bain à des gens qui étaient sans logement jusqu'alors. J’ai trouvé le texte aux archives de la ville, j'y ait trouvé aussi des photographies du chantier de construction et de l'ouverture de l'école, et j’ai eu envie de parler de ce moment : quand la construction des quartiers périphériques était portée par l'espoir d'une vie meilleure. En allant sur place le constat était sévère, alarmant même! Jai eu alors l'idée de superposer aux photographies du quartier en devenir, des photographies actuelles prises dans le même quartier. On lit des mots terribles. On se rend compte qu’il y a encore de la discrimination à l’endroit même où les discriminés se sentent aujourd'hui rassemblés.



Portraits: Florence 1445- Évreux 2009

Comme vous l’avez compris, vu, je regarde beaucoup de documents, je lis des livres, des journaux… J’avais dans les années 1980 acheté un livre en Pologne, une édition de La vie des hommes illustres de Vasari publiée au début du siècle. Le livre était illustré par des reproductions de portraits issus de fresques italiennes, notamment celles de Piero della Francesca. La maquette était formidablement inventive: de grandes doubles pages à bords perdus assemblaient deux portraits qui imbriqués les uns dans les autres, devenaient une entité indissociable. J'admirais cette maquette et je savais qu'un jour quelque chose de cet ouvrage ressurgirait dans mon travail. Lorsque j’ai commencé à rencontrer les immigrés de la Maison des Arts, je leur ai d'abord demandé de me raconter, et de me dessiner leur parcours entre le lieu de leur vie d'avant et Evreux où ils étaient enfin arrivés. D’où venaient-ils et pourquoi étaient-ils partis?



La plupart étaient contents de s'être enfin posés sur un bout de terre qui ne les rejetait pas. Assez rapidement cette première pensée m’est venue à l’esprit : « ces hommes sont arrivés dans leur ville idéale ». La deuxième pensée était plutôt une question : Pourquoi ne pas porter un autre regard sur eux ? Pourquoi ne pas les regarder alors comme des hommes illustres? J’ai commencé à faire une série de portraits dans cet état d'esprit. C'est en les tirant plus tard que je me suis souvenu de Piero della Francesca. Je dois dire ici qu'en 1993 j'ai réalisé pour un 1% à la construction du palais de justice de Melun, un panoramique photographique d'une cinquantaine de mètres relatant le chantier de construction du bâtiment. Dans ce panoramique étaient incrusté un ensemble de portraits pour la réalisation desquels j'avais soigneusement étudié les personnages des fresques de Piero della Francesca: position du visage, direction du regard, couleurs, modelé. Ce travail était forcément tout comme les reproductions du livre que j'avais acheté en Pologne une archive inconsciente qui travaillait à mon insu. Lorsque j'ai vu les portraits de mes immigrés j'ai été troublée. Je suis allée ouvrir le livre des années 60 qui était celui dans lequel j'avais étudié: Le Piero della Francesca de Longhi avec nombre de ses illustrations en noir et blanc comme cela se faisait à l'époque. Longhi avait lui-même choisi de recadrer certaines fresques sur les visages, on sentait qu'il insistait sur des identités de personnages réels à l'opposé d'autres artistes comme Giotto ou Fra Angelico dont les portraits étaient des stéréotypes. Ces gens, ceux que j'avais photographiés, étaient les mêmes, et cette lignée humaine m'a bouleversée. Il a alors fallu trouver une forme pour le dire. J'ai scanné les détails des reproductions, J’ai volontairement gardé la trame du livre car c’est une reproduction et cela m’a paru important. De plus cela créait une esthétique différente de celle de la photographie. J'ai décidé de tirer au même format les scans noir et blanc sur papier chiffon, donc mat, et les portraits couleur sur papier photographique baryté donc légèrement satiné. J'ai installé dans la salle centrale l'ensemble des portraits en les associant par affinités, bord à bord et face à face. il ne restait plus qu'à trouver le titre simple et descriptif qui convenait.









Notes de bas de page

L'élaboration du travail se fait par l'alchimie imprévisible d'une succession de rencontres et de superpositions le plus souvent inconscientes, mais il y a aussi des découvertes à postériori que l'on s'octroie comme un satisfecit parce qu'elles témoignent de la justesse d'une idée ... au moins sur ce tout petit bout de territoire que deux pensées on défriché à parfois plusieurs siècles de distance. Pour la première fois, j'ai eu le désir de mettre en espace dans l'exposition ces dialogues en images qui sont d'ordinaire réservés aux publications, et qui donnent des clés, du plaisir et une vision de l'épaisseur du temps.