Claire Peillod

L'EAU-DE-LÀ

Entretien entre Claire Peillod et Jacqueline Salmon, Lônes, Marval Paris 1998

J.S. : Je désirais depuis longtemps aborder le paysage. Les églises et les croix de chemin me sont apparues d’ordre purement humain. J’ai cherché, parce que j’étais sûre de les trouver, des traces d’ordre divin dans le paysage. Je me suis laissé conduire par cette certitude : les premiers Égyptiens ont construit leurs temples sur le modèle de la forêt de papyrus noyée par le Nil ; l’homme invente les formes du sacré en recopiant la nature.

C.P. : Tu dis en substance que « l’art copie la nature ». Pour ma part, je pense l’inverse : c’est la nature qui copie l’art ! La nature est une notion variable et circonstancielle ; elle n’existe que par notre regard sur elle ; ce regard façonne sa réalité. Il m’est arrivé de me promener dans un chemin faisant une saignée entre les genêts, et de trouver ce paysage incroyablement beau parce qu’il m’évoquait une toile de barnett newman. Ce n’est qu’un exemple extrêmement concret. Verrais-je ainsi la nature si je n’aimais pas Barnett Newman ?

J.S. : J’aime beaucoup ta remarque et elle m’intéresse, mais, pour pouvoir travailler, j’ai besoin d’établir une règle. Historiquement, la forêt de papyrus fut le premier lieu du culte égyptien. La salle hypostyle du temple est construite sur le modèle de cette forêt ; le temple lui-même symbolise la géographie de l’Égypte, avec les deux montagnes, et le Nil, au centre, qui est la porte du temple.

C.P. : En se plaçant dans une dimension symbolique, ainsi que tu l’énonces, je comprends mieux ta proposition. On n’a plus affaire au « naturel », mais au « symbolique », c’est-à-dire à une conception médiatisée de la nature.

J.S. : Sans doute... J’ai fait le pari de retrouver des formes naturelles qui pourraient être des formes symboliques du sacré, et j’ai l’impression de les avoir trouvées : croix, totems, stèles ou poupées magiques, tels que les construisent les riverains de l’Amazone, et toutes les civilisations panthéistes. Je pars du postulat, peut-être faux, que l’homme n’est capable d’imaginer que ce qui existe déjà. C’est une position philosophique qui a son importance, car elle détermine ce qui m’intéresse dans la photographie : je ne déguise jamais la réalité, car le réel est plus fort que tout ce que l’on imagine.

C.P. : Menri Maldiney a une définition du réel formidable : « Le réel, c’est ce que l’on n’attend pas. » Cela se prête bien, me semble-t-il, au réel photographique, ce réel puissance dix, celui de l’instant magique où l’inouï advient dans l’objectif, comme ce nuage carré inédit, dont tu as rencontré le reflet dans l’eau. Le sacré que tu traques dans Lônes participe de ce réel-là. Il me semble d’ailleurs intéressant de constater que le sacré, peut-être parce qu’il est intimement lié à ta conception de la photographie, est une permanence dans ton travail depuis ton premier livre, Saint-Jean, le temps d’un échafaudage, à ton dernier travail publié et exposé sur l’hôtel-Dieu de Troyes, en passant par le couvent de Le Corbusier à Éveux, et même ton livre sur Calvino, un écrivain qui articule toujours le visible et l’invisible dans le texte.

J.S. : Cette permanence du sacré est un constat que je fais comme toi, mais a posteriori ! Peut-être tout travail approfondi finit-il par toucher au sacré, notion à laquelle je m’intéresse surtout en tant qu’humaniste. L’humain m’émeut dans sa dimension religieuse, l’homme dans son besoin de surnaturel, sa capacité de s’inventer des histoires pour se rendre la vie supportable. L’artiste aujourd’hui — mais aussi hier, autrement — ne participe-t-il pas à la satisfaction de ce besoin de transcendance ? Le centre d’art peut-il remplacer l’église ? J’aime raconter l’histoire des hommes, et cela sans montrer leur corps : j’ai trop fait de danse pour ignorer que le corps nécessite un long travail avant de pouvoir signifier ce qui nous habite. Quand j’ai cherché à parler de la vie quotidienne, je l’ai fait par la médiation des objets dans la maison. Ce fut une façon profonde de parler des gens en évitant la trivialité attachée au corps de chacun.

J.S. : Il y a en fait deux types d’images dans cette série : des images que je nomme « décors », pour lesquelles je suis en retrait, et où c’est le paysage lui-même qui propose le sujet, et il y a les autres images, moins documentaires, qui relèvent, si je puis dire, d’une introspection du paysage. Il s’agit de rentrer à l’intérieur du paysage autant qu’à l’intérieur de soi-même. Et c’est bien une question de distance photographique. En étant très proche, trop proche, je passe par-dessus la limite du danger — ce fut concrètement le cas — pour atteindre un point de vue différent.

Le plus important parmi les choix qu’opère le photographe est celui de l’objectif. Par lui se détermine la façon dont il met à distance ou rapproche le monde, et cela sans bouger son corps. C’est le propre de la photographie : ce choix de la distance à laquelle on peut voir la réalité, et qui est déjà une part du cadrage.

C.P. : Cette remarque sur la distance photographique qui réalise partiellement le cadrage nous ramène au sacré, et aux divers liens métaphoriques qu’il entretient avec la photographie. Étymologiquement, « sacré » vient du latin sancire, c’est-à-dire « délimiter », « tracer des frontières », marquer l’interdit. Comment ne pas ajouter « cadrer » à ces synonymes ? La photographie a le double pouvoir de transgresser les limites de notre vision — grâce à cette distance rapprochée que tu viens d’évoquer —, et de sanctifier par le cadrage, qui isole. Dans ces images de lônes, le sacré est pour moi fortement lié au vertical, à cette relation de transcendance que l’on voit dans les « gloires » naturelles des rayons du soleil passant entre les nuages. On peut lire dans toutes ces images l’affirmation d’une verticale terre-ciel, trait d’union dans un carré.

J.S. : Cette relation de la terre et du ciel est en fait un échange, qui m’est apparu dans la lecture que Bachelard fait de la poétique d’Edgar Poe. Celui-ci établit une sorte d’inversion entre la terre et le ciel, qui se réalise par le reflet. L’eau est un ciel renversé, avec ses îles-astres, et les étoiles sont les îles du ciel. Bachelard poursuit : où est le réel, au ciel ou au fond des eaux ? Cela rejoint ta remarque à propos des gloires. C’est bien par la lumière du rayon du soleil ou de l’étoile, reflétée, que se fait le lien entre terre et ciel. Le reflet est une lumière matérielle, en quelque sorte, et néanmoins totalement pure.

C.P. : Tu t’es affrontée dans Lônes à la symbolique complexe, riche et multiple de l’eau. Qu’en as-tu retenu, et comment l’as-tu organisée ?

J.S. : Je suis très attachée à cette symbolique depuis mon travail hommage à Tarkovski. Il y a dans Nostalghia une scène inoubliable : la traversée d’une piscine, à pied, filmée en temps réel, immensément longue. Cette scène a été déterminante, puisqu’elle m’a décidée à travailler en temps réel sur le chantier qui constituait alors ma commande. L’eau porte toute la symbolique inépuisable que l’on connaît, sur le passage, la mutation permanente, depuis la célèbre formule d’Héraclite : « Pour les âmes, mourir, c’est se changer en eau ; pour l’eau, mourir, c’est devenir terre ; mais de la terre vient l’eau, et de l’eau vient l’âme. » Mieux, le fleuve, et le Rhône tout particulièrement, est celui où l’on se noie, le fleuve des catastrophes. Fleuve des morts, eau de la naissance : à travers l’eau, la mort est aussi la naissance. Tarkovski l’emploie dans ce sens-là, comme les Égyptiens d’ailleurs, dont les morts partent en barque vers une nouvelle vie, et pour qui le Nil a dispersé le corps d’Osiris. Le fleuve est sacré en raison de cette dualité qui fait son pouvoir sur la vie des hommes. Cette ambivalence apparaît nettement, par exemple, dans la figure de la nymphe telle que la rapporte Mircéa Eliade. Ces divinités grecques ont un visage à la fois gracieux et terrifiant. Elles ont la réputation de voler les enfants et de rendre fou qui aperçoit une forme sortant de l’eau. Elles portent l’ambivalence de l’imaginaire de l’eau et suscitent des sentiments d’attirance et de peur. Bachelard, lisant Edgar Poe, va plus loin : l’eau, dit-il, est le symbole de la vie attirée par la mort. C’est une invitation à mourir — et l’on comprend que Baudelaire ait choisi de le traduire ! L’eau a pour destin, dans la poétique de Poe, de s’alourdir en matière, car elle se charge de la douleur des hommes. Elle absorbe, matériellement, les ombres, devenant « substance qui boit ». Pour saisir cela, j’ai beaucoup regardé ce qui se passait dans l’eau. Daniel Balvet, qui m’a accompagnée dans les lônes interdites, la première fois, en était très étonné. Il ne comprenait absolument pas ce que je cherchais en regardant intensément des sortes de marigots et a été très surpris du résultat !

C.P. : Tu regardais dans l’eau comme dans un miroir ? une psyché ?

J.S. : Je n’ai jamais pensé à Narcisse, mais à ce que dit Bachelard à propos de Paul Claudel : « Dans la nature, c’est l’eau qui voit, c’est l’eau qui rêve » ; ainsi qu’à ce qu’il dit de Poe, pour qui le reflet est plus réel que le réel parce qu’il est plus pur. Pour moi, ce fut la boule de cristal de la chiromancienne : une eau qui ne reflète pas seulement le ciel et les arbres, mais aussi, par sa forme bombée, la totalité de l’espace, avec le passé et l’avenir. La thématique du sacré s’est élargie à la divination et à la folie. Regarder dans l’eau fait perdre ses repères, et avec eux la maîtrise du réel. Dans les lônes dangereuses et interdites, on peut encore éprouver les émotions des hommes d’avant l’histoire et les religions, aller à la quête de cette intuition poétique du divin, à la manière de Hölderlin ou de Friedrich.


Claire Peillod. Jacqueline Salmon.