Patrick Jolivat

avec Patrick Jolivat

réalisé le 22 février 2018

Comment êtes-vous venue à la photographie documentaire ?
Je ne me suis pas formulé les choses avec ce vocabulaire. Les premières photographies que j'ai faites et qui sont des documents - que j'espère importants - constituent mon tout premier travail photographique. En fait, j'ai d'abord fait des photographies de danse, mais je n’étais pas photographe, c'était simplement une sorte de rééducation à la vie après un grave accident. C'est en faisant ces photographies avec l'appareil de ma mère, que je me suis rendu compte de l'outil - l'appareil - et que finalement, ce pourrait être un outil très utile pour écrire des livres. Donc mon objectif depuis toujours, c'était plutôt d'écrire des livres. J'étais déjà âgée, j'avais une quarantaine d'années lorsque j'ai fait mes premières photographies et je les ai faites pour traiter un sujet. Le premier sujet que j'ai traité, c'est la restauration de la cathédrale Saint Jean à Lyon, mais sous forme de métaphore, c'est à dire que pour moi, au début, c'était une manière d'autobiographie déguisée. Je l’explique dans l’introduction du livre Saint-Jean le temps d’un échafaudage. À l'époque, en 1979, Mitterrand n’était pas encore président. Il n'y avait pas de programme de construction d'architecture contemporaine.
J'ai fait des études d'histoire contemporaine et d'architecture, donc ce sont des sujets qui m'intéressent. Je trouvais très étonnant qu'on mette autant d'énergie, autant d'argent, pour changer le toit de la cathédrale, ou plus exactement de la primatiale de Lyon parce que Viollet-le-Duc lui avait fait un toit d'ardoises. A grands frais, on lui remettait son toit de tuiles romaines. Je trouvais que c'était un phénomène intéressant, parce qu'en fait on manquait de logements sociaux, on ne construisait pas de bâtiment contemporain, et... on ne peut pas dire que les cathédrales aient aujourd'hui un usage à la hauteur de celui quelles avaient lorsqu’elles ont été construites. Elles étaient l’architecture contemporaine, le cœur de la cité, et on mettait là toute l'énergie et tout l'argent possible. Je me suis posé la question de savoir si finalement, on n'est pas effectivement toujours en train de regretter le bonheur déjà vécu, en train de penser que le passé était forcément meilleur... et... est-ce qu’on n’a pas une peur terrible, du présent déjà, mais en plus de l'avenir ? On trouve peut- être plus simple, plus consensuel de restaurer le passé plutôt que de construire le futur. C'est dans cet esprit là que j'ai fait une série de photographies sur la restauration de cette primatiale. Un ensemble qui a une mise en forme particulière, mais qui est aussi un document précieux.
Il faut se dire qu'à l'époque, en 1981, ce n'était pas du tout à la mode de
faire ce type de travail.
Pendant des années, j'ai fait des reportages - si on peut appeler ça ainsi – des travaux photographiques dont je voulais qu'ils rentrent en tant que document dans les archives, et qu’ils soient manipulables par les historiens dans trois générations pour comprendre un peu plus notre époque. Ce n'était donc pas dans l’air du temps, et dans le champ de la photographie, ça n'a pas du tout été accueilli, parce que la mode à l'époque, c'était la série à la manière de Duan Michael, puis ensuite l'autoportrait, et après on a eu un petit passage sur la photo mise en scène. Je ne sais pas si vous avez repéré tout cela, mais il y a des modes : il y a quelques années, on ne pouvait parler que de villes et de façades d'immeubles, en ce moment on ne peut parler que de paysage. J’ai donc commencé avec un travail qui était très bien reçu dans les institutions, et par les historiens de l’art, mais mal reçu parmi les photographes, les critiques photo ou les gens autour de moi. Par contre il me permettait de trouver des éditeurs et de publier des livres. Après l'arrivée de Mitterrand, Il y a eu tout un phénomène de changement de société, on est rentré dans un cycle complètement différent par rapport à l’architecture et à l'investissement sur les lieux. Ça n'a pas un rapport direct, mais malgré tout, cela a eu un rapport avec ma vie. Pour ma deuxième série, Je me suis intéressée à la maison mitoyenne de la mienne, prise dans le même destin. C'était un bâtiment qui avait été construit par Philibert de L’Orme, tout au moins modifié par lui. Il avait à l'époque peut être 24 ou 25 ans, il rentrait de son voyage d'études en Italie. On lui passe commande pour aménager un hôtel particulier qui appartenait au financier du roi François 1er. Ce bâtiment somptueux au XVIe, était devenu - comme cela a été le cas dans le Marais à Paris - complètement dégradé, habité par des marchands de sommeil. Il venait en 1982 d’être racheté par la ville pour devenir un HLM. Je trouvais que dans ce destin de bâtiment, dans cette longue histoire d'un seul lieu, se racontait vraiment un pan important de l’histoire contemporaine. Donc j'ai travaillé sur ce lieu, Il y a eu un livre, une exposition à Paris à la Bibliothèque du Patrimoine. Jean Louis Schefer a fait le texte du livre qui s'intitule 8 rue Juiverie, et ce travail a été très remarqué au ministère de la culture. Le travail sur les cathédrales avait déjà été remarqué. En fait, comme j'étais - quand même - toujours obligée de demander des autorisations, et ensuite de montrer le travail réalisé, il était forcément vu par les personnes intéressées et j'ai commencé par avoir une très grande commande d'état.
J'ai envie de dire que je suis devenu photographe sans l'avoir prémédité, pas franchement par hasard, parce que je travaillais beaucoup, mais pas avec une stratégie à long terme. Quand on commence à regarder votre travail, à vous demander des choses, eh bien c'est un peu excitant d'y arriver. Mais, ce n'est qu'après une première commande que je me suis acheté mes propres appareils photo. Je me suis acheté un Hasselblad et j'ai commencé à travailler avec de plus grands formats, et beaucoup justement sur des histoires de mutations de lieux.
Le destin des lieux est le cœur de mon travail, comment ce changement d'usage - très liés au social, bien sûr - va-t-il témoigner de points importants de l'histoire contemporaine ? Pour Sangatte, qui arrive assez longtemps après, en 1999, c'est Paul Virilio, avec qui j'ai fait le livre Chambres précaires qui m'avait mis le doigt sur le sujet. Sans qu’on n’en parle encore, la Croix-Rouge avait installé ce camp, il y avait 200 personnes à l'époque, des gens qui voulaient passer en Angleterre, et qui, sans papier, ne pouvaient pas aller à l'hôtel ou acheter un billet. A l'époque, d'une manière ou d'une autre, ils passaient tous dans les huit à dix jours. Dès qu'ils arrivaient en Angleterre, ils étaient aidés, ils pouvaient travailler. La situation a changé très rapidement, parce que ça a créé une sorte d'appel. C'est ce qui est très difficile pour penser les choses de l'immigration. Quand je vois les problèmes actuels, pour moi qui ai vécu toutes ces choses de près : le camp de Sangatte, les chambres précaires, c'est difficile. Actuellement, dans le quartier où je suis, les immigrés se sont installés sur le terre plein de l’avenue de Flandre. Ils ont été évacués, vers un centre à La Chapelle qui déborde, mais il y en avait 50 un jour, le lendemain, il y en avait 100, et le surlendemain, il y en avait 200, sans conditions d’hygiène. C'est terrible, on ne sait pas quoi leur donner, ça va à toute vitesse, ça nous dépasse, ça fait peur. Dans le quartier, par moment, on se demande comment faire pour intégrer tant de personnes. C'est une question difficile.
Ce sont donc effectivement les sujets qui m'intéressent. Je vais vous donner un livre qui a un rapport avec les questions que vous traitez, c'est un petit livre auquel je tiens beaucoup, les questions d'immigration sont traitées. Voyez, vous avez par exemple les cartes des expulsions de l'Union Européenne, les cartes de rétentions administratives en France, les cartes des morts en transit, etc... et puis des portraits de migrants que j'ai pu faire à Evreux. et que j’ai regardés comme des princes. Ce livre s'intitule Le temps qu'il fait, le temps qu'il est.
Pour en revenir à Sangatte, la chose qui est complètement surréaliste, est que ce camp était à l'intérieur du hangar qui servait d'atelier pour la construction du tunnel sous la Manche. Comment Sarkozy a-t-il pu penser qu'en démolissant ce hangar, il réglait le problème ? Il faut être inconscient. En 2000, on arrivait quand même à cerner la situation, il y avait des toilettes, il y avait des douches, des repas, il y avait la Croix-Rouge, c'était quand même autre chose que ce que l'on a appelé par la suite « la jungle ».
Je m'intéresse aussi beaucoup au nucléaire, aux déchets, à la déconstruction des centrales, je trouve cela très important, c'est aussi parler de notre époque avec beaucoup de force. En fait, quand je trouve un sujet qui n'est pas traité, je m’y intéresse. Il est inutile de travailler sur un sujet déjà traité, sauf si c’est pour apporter un point de vue différent. Il y a d'importants sujets non traités. Quand j'ai commencé en 2005 à m'intéresser aux déchets nucléaires, il n'y avait aucun travaux sur le sujet, et même sur le démantèlement de centrales, je n'en connais pas. C’était extrêmement difficile d’obtenir des autorisations. J'ai fait un livre MHSD / déconstruction : Matériel hors service définitive. Ça me paraît très important. Là aussi, ce sont des choses très difficiles à penser. En ce moment, on parle de Bure et de l'enfouissement des déchets. Ce n'est certainement pas bien, mais en même temps, on y est acculé. Les déchets sont là. Il faut faire autre chose que les envoyer en Russie, comme on a pu le faire. Toutes ces questions de société m'intéressent.
Une loi a été votée en 2015 pour prolonger la rechercher sur la transmutation en une matière non radioactive mais pour l’instant on n’est arrivé qu’au stade de la vitrification et de la conversion en combustible Mox, elle-même combattue par les écologistes...!
Pendant longtemps, dans les années 80, j'ai gagné ma vie en faisant des reportages sociaux pour des journaux, une fois les sourds muets, une fois les prématurés, une fois les vieillards, mais je n'en ai jamais fait des œuvres, ça ne fait pas partie du travail dont je parle, mais ça fait partie de ma formation. Pour moi, entre le sujet auquel on s'attelle et la forme qu'on va lui donner dans l'exposition ou dans le livre, il y a deux mondes. Donc, il y a des sujets qui ne passeront jamais le cap de devenir des œuvres. Dans le cas de Sangatte, le hangar, c'est devenu une œuvre, limitée par des barrières. Ce qui n'est pas montré dans ce corpus, je le donne à des associations comme le GISTI qui défend les droits des immigrés : s’attaquer aux sujets sociaux, c'est aussi fournir aux autres du matériel, ce n'est pas seulement les inscrire dans sa propre histoire.

Philippe Bazin vient de publier un livre « pour une photographie documentaire critique », que pensez-vous de cette terminologie ?
Je m’intéresse plutôt à l'idée de post - documentaire, à savoir ce qui arrive après le documentaire. Je pense à des gens comme Saussier, Serralongues... c'est à dire que le sujet étant choisi, le document étant là, c'est le passage à l'œuvre qui devient le post - document. Photographie documentaire critique... ça voudrait dire que l'on a un point de vue critique sur le sujet que l'on a
choisi ? Bien évidemment, c'est le minimum vital du photographe. Un documentaire neutre, cela n'existe pas, on choisit forcément ce que l'on a envie de démontrer. Je ne viens pas de la photographie que j'ai commencé tard dans ma vie, j'ai une formation plus artistique et je m'étais posé la question : mais finalement pourquoi choisir la photographie plus que la peinture ou le dessin ? Qu'est-ce que la photographie va dire de plus ? Bernard Lamarche-Vadel, dans une conférence, a dit que pour lui, la photographie permet un point de vue philosophique sur le monde. Quand j'ai entendu ces mots là, j'ai pensé : bien sûr, c'est cela. J'ai été confortée. Donc, plutôt que de parler de photographie documentaire critique, qui supposerait que le sujet a profondément été étudié et pensé en profondeur, je préférerais parler du point de vue philosophique mis en évidence par la photographie. Par exemple, à Sangatte, très rapidement vous voyez devant la complexité du problème que pouvez juste avoir un point de vue philosophique, vous avez des migrants, une situation internationale, une Croix Rouge qui est là, des gens qui font quelque chose, vous observez, et vous voulez témoigner. Est-ce un point de vue critique?
L’adjectif critique, ne conviendrait pas à tous mes travaux. Même quand j'ai photographié le démantèlement de Superphénix, ou les déchets nucléaires à la Hague et dans l’Aube, je suis très attachée à montrer, car on parle des choses sans savoir à quoi elles ressemblent. Comme j'aime beaucoup faire des recherches approfondies sur les sujets que je traite, je me rends compte assez rapidement que les choses sont beaucoup plus complexes que ce que j'avais pensé. Il y a tellement de recherches et de savoirs à maîtriser avant de se permettre un point de vue critique. J’ai presque envie de dire que la chose, je la porte juste à la connaissance. Et que c’est beaucoup. Mon travail porte le sujet sur le devant de la scène. Il le déplace du champ du journaliste dans le champ de l’art. Avec mes images, je mets un dossier sur le dessus de la pile, pour qu’un nouveau public y réfléchisse. Je ne veux pas induire une critique qui fermerait le sens, je veux qu’elle émerge, chaque fois différente de celui qui regarde. La critique n'est intéressante que si c'est pour proposer autre chose. Je n'ai pas d'autre proposition pour le démantèlement des centrales tel qu'il est fait. Je me rends même compte des effets pervers du démantèlement de Creys- Malville, qui est une décision politique de Lionel Jospin. On l’a accueillie avec bonheur, et quand on est face au terrain, on est sidéré. Donc on part dans ce sujet, avec un point de vue, en étant sûr de ce que l’on pense, et une fois qu'on est face à la situation, on est obligé de se poser la question : est-ce intelligent de sortir la bûche du feu quand elle est rouge ? Est ce que ce n'est pas plus dangereux de démanteler une centrale nucléaire qui n’est pas en fin de vie que de la laisser aller à terme. Ça prend le même temps. Pour Superphénix, c'est trente ans. On est très mal informés. Il faut aller chercher l'information ! Une fois que les centrales sont démantelées, on stocke les éléments radioactifs dans des cubes de béton et on les entasse sur place dans un hangar en parti enterré. On garde aussi sur place une piscine avec le cœur nucléaire. On ne peut pas faire autrement avant qu'il soit transportable. Mais où?
Et en même temps, qui pense à l'arme atomique, car à l'heure actuelle, c'est elle qui génère le plus de déchets. A-t-on oublié que nous avons les centrales parce que nous avons l’arme atomique ? Il y a la carte sur le livre que je vous ai passé, vous verrez, les déchets de l’arme atomique sont répartis sur tout le territoire. Donc, on aborde les sujets avant d’être allé jusqu'au bout de la compréhension du problème. C'est la critique avant l'étude. Les études rendent les choses extrêmement complexes. Après, il devient dur, voir stupide de penser les choses à partir de principes. S'il y a une critique, c'est effectivement une critique du fonctionnement de la société, mais là, je n'aime pas trop le mot critique, je préférerais dire qu'il faut arriver à une prise de conscience. Il faut connaître la réalité qui recouvre certains mots, par exemple "réquisition d'appartements pour les sans-abri", à quoi ressemblent les lieux ? Dans quelles conditions y est- on hébergé ? C'est le sujet de ma série Chambres précaires. Il est important de bien voir et savoir de quoi l'on parle. Par exemple, quand j'ai commencé à travailler sur le camp de Sangatte, les gens qui s'y abritaient étaient comme moi, c'étaient des professeurs, des gens qui voulaient un meilleur avenir pour leurs enfants, des afghans qui fuyaient la guerre, qui ne pouvaient plus pratiquer soit la médecine, soit l’enseignement, soit leur religion. Beaucoup avaient de la famille en Angleterre et essayaient de la rejoindre, parce que ce sont des pays qui ont été sous influence anglaise. La Croix-Rouge préconisait sans l’obtenir du gouvernement, des visas de quelques jours pour qu'ils puissent voyager normalement. Au lieu de cela, ils étaient obligés de trouver des passeurs à prix d’or et de risquer leur vie. Après c'est devenu plus compliqué, la population a doublé puis triplé, on n’a pas pu endiguer le flux. La Croix-Rouge ne parvenait plus à remplir sa mission. Des petits mafieux, des gens recherchés par les polices se sont glissés là-dedans. Il a fallu un car de CRS à demeure car les bagarres étaient devenues quotidiennes. Mais je suis persuadée qu’on était à un stade où on aurait encore pu gérer décemment.
Le dernier sujet social que j'ai traité, c’est à Aniane ce qu'on a appelé un bagne pour enfants, en fait une colonie industrielle. C’était terrible. Au milieu du XIXe, et ça a duré trop longtemps, on raflait les enfants des rues sous n'importe quel prétexte, "atteinte à la pudeur" parce qu'ils étaient en loques, "vol" parce qu'ils avaient chapardé un bout de pain. On les envoyait dans des colonies agricoles ou industrielles parce qu'on avait besoin d’une main d'œuvre bon marché.

Ce ne doit pas être un sujet facile à traiter ?

Non, mais un peu comme vous le faites, on va sur les traces, dans les anciens bâtiments abandonnés du jour au lendemain. Cette exposition est en deux parties, la première Aniane de l'oubli à la mémoire était centrée sur les traces de l'ancienne incarcération. Le terme est un peu dur, mais ils étaient quand même bel et bien enfermés et au travail forcé, ces gamins ! Ensuite, il y eu d'autres gamins qui ont forcé les portes des lieux abandonnés pour aller les couvrir de tags, et la deuxième partie s'intitule Aniane de l'abandon à la revanche.

Dans "Sangatte, le hangar" ou « Chambres précaires», vous photographiez des lieux vides de personnages. Que signifie cette stratégie ?
Je vous explique ! Je viens d'enregistrer une nuit de France Culture qui sera diffusée le 15 avril, et Albanne Penaranda m'a posé la même question. En fait, les gens sont bien là, à côté de moi, ils vivent un moment extrêmement difficile et précaire plutôt dans la honte d'être vu là. Déjà, je leur dois un respect minimum. Ensuite, à Sangatte par exemple il y a aussi des jeunes qui eux sont ravis de se faire photographier. Ceux là, je les photographie pour ne pas les décevoir. Mais je ne montrerai pas ces photographies. Ce n'est pas eux qui m'intéressent. Je m'intéresse plutôt aux familles discrètes, à ceux qui n'ont pas envie d'être vus. De toute façon, ne serait- ce que par la loi, je ne peux pas les photographier contre leur avis. Ensuite, il y a le fait que, lorsqu'on photographie quelqu’un, dans une situation ou dans une autre, c'est cette personne qui devient le sujet. Je veux que l'attention porte sur l'espace, les conditions de vie. Je veux que l'on s'intéresse à la manière dont on reçoit ces gens, aux conditions qu'on leur propose, une situation dont je suis en partie responsable dans un pays démocratique comme le notre.

Oui, et c'est la même chose pour "Chambres précaires" ?
Pour Chambres précaires, ce serait d'une indécence pas possible. Et une fois qu'on les a photographiés, on en fait quoi? Est-ce qu'on va les mettre dans une expo ? Est-ce qu'on va les publier ? Qu'est ce qu'on va faire de ces images ? Le seul moyen de faire des portraits, c'est de vivre longtemps avec les gens. Quand on a passé deux ans à les côtoyer, que l'on a pris des cafés ensemble, qu'ils ont raconté leur histoire, alors là, on peut faire un portrait. Mais à Sangatte, ce n'était pas comme ça, les autorisations que j'avais étaient pour deux ou trois heures, vous voyez, on n'a pas le temps. Et puis ce n'est pas une commande, il n’y pas de financement. On est juste toléré. Il faut faire vite. Beaucoup d'autres photographes se chargent de photographier les migrants. J’aime beaucoup les photographies d’Antoine d’Agata qui les a pris de dos. Mais malheureusement on a vu à la une de journaux des hommes en train de passer sous des grilles, qui sont forcément des mises en scène... Avec un financement, qui m’aurait permis de rester longtemps, j’aurais aimé travailler sur les images transportées par les migrants, parce que je parlais avec eux. On s'est assis sur des lits, ils m'ont montré des photographies, leurs souvenirs, la maison, les parents, les enfants quand ils étaient petits, c’était touchant et très intéressant. Aujourd’hui je voudrais vraiment travailler dans une maison de retraite, voir les photographies qui sont gardés jusqu'au bout. Je ne perds pas l'idée! J'avais ainsi conservé presque vingt ans l'idée d'une série de portraits de la naissance jusqu'à la mort. C'est un travail que j'ai fait récemment en résidence à l’Hôtel des Arts à Toulon. J’ai fait 120 portraits de 4 mois à 99 ans, Tout une population, toutes origines culturelles confondues. C'est quelque chose que j'avais ébauché en 1988 dans le parcours spectacle Traboules blues C'était une vingtaine de photographies, des gens qui vivaient là, ouvriers, artistes, immigrés, jeunes, moins jeunes, plus vieux, qui ont été projetées sur les murs des immeubles des pentes de la Croix-Rousse à Lyon, mais la série n'a pas été publiée. J’en ai été frustrée. A Toulon, j’ai voulu faire mieux, tous les âges, et des portraits grandeur réelle. C'est impressionnant. Il m'a fallu 6 grandes salles d'exposition de l'Hôtel des arts pour les exposer, et ils sont publiés.
Le corps change. Le visage change aussi, cette transformation du corps est une énigme et j'étais vraiment heureuse d'arriver à le traiter. Ce sujet là, je l'avais porté en moi de 1998 à 2016, sans trouver où le faire, comment le faire et avec qui le faire. Est-ce un document ? Certainement, un document critique ? Certainement pas... On ne peut pas dire que c'est objectif. Dans une population de plusieurs milliers d'habitants, vous en choisissez 100, parce qu'ils ont des têtes qui vous reviennent, ou vous intriguent parce que leur métier, leur origine culturelle sont variés ou pour d’autres raisons. Il y a une très grande part de subjectivité dans le choix des personnes, puis pour chaque personne, dans la manière de la photographier, puis dans le choix du portrait définitif, et enfin dans la manière de choisir la forme finale de la série aussi bien dans l’exposition que dans le livre. C’est un document qui au fil des décisions prises est devenu une œuvre.

Qu'est ce qui vous a poussé vers les lieux de précarité ?
Et bien, je suis née à l'Hôtel Dieu, dans la salle commune, d'une mère qui avait essayé de se faire avorter, et je me suis toujours sentie plus proche des perdants. Ça me pose beaucoup de problèmes, et je me dis parfois, les pauvres riches, les pauvres nantis, ils ne sont peut-être pas si cons que ça, ils mériteraient peut-être un peu d'intérêt. Je n'ai pas envie de le faire, mais je ne déteste pas que d'autre le fasse. Il y a des gens quand même comme Martin Parr, Bettina Rheims, ou Karen Knorr, qui regardent un peu la bourgeoisie et ses comportements dans un esprit critique. Il y a eu Bill Brandt, Tony Ray- Jones, les anglais sont très forts. Mais oui, moi je me sens plus proches des perdants, j'ai un peu l'impression que je pourrais être parmi eux. Il s'en faut de très peu. Même par rapport à Sangatte, essayons d'imaginer qu'en France, il y ait un retournement politique dramatique, nous pourrions peut- être nous retrouver dans un Sangatte. J'ai rencontré des gens qui avaient une tête comme la mienne, ayant fait le même type d'études que moi, on ne sait pas ce que la vie nous réserve. L'Afghanistan a été un moment un pays très éclairé et voyez maintenant.
Je me sens proche, mais ce n'est pas seulement moi. 99 % des photographes qui s'intéressent aux documentaires sociaux, s'intéressent plutôt à tous ces gens démunis. Il y a eu très peu de photographes qui ont regardé l'autre côté de la société. En fait, les chambres précaires, l'immigration, les sans abris, le nucléaire, ce sont quand même nos grands problèmes de société. Ce sont des problèmes dont on parle beaucoup sans en connaître grand-chose. On s’en tient souvent à des postures. Qui a vu des photos de l’intérieur du camp de Sangatte ? Il y en a très peu, je crois qu’il n’y a quasiment que les miennes. Quand j’ai fait mes photos de légumes, c'est pour moi une métaphore de la vie. Ils sont tous photographiés avec leurs racines. On croit qu’on les connaît, mais non, car on ne connaît pas leurs racines, ou bien quand on connaît les racines comme pour la pomme de terre, on ne connaît pas la fleur ou le fruit. Donc finalement, on ne connaît pas grand-chose de ce qu’on utilise au quotidien. C’est un peu pareil pour les problèmes de société.
Pour résumer, ce qui m’intéresse, ce sont les lieux qui témoignent d’une histoire contemporaine de la société, des grosses questions sociales, et qui rassemblent des communautés de personnes qui n’ont pas choisi de vivre ensemble, cela m’importe beaucoup. Il y a l’hôpital, la prison, les maisons d’éducation surveillée, les camps de rétention, les chambres du Samu social, etc... J’aurais bien voulu faire une caserne, mais je n’ai pas trouvé, mais cela viendra peut-être. Je parle bien sûr d’une vraie caserne, en activité.

Quelle est chez vous l’influence des expériences personnelles vécues dans le choix de vos projets ?
Une grosse influence. Il y a un film de Teri Wehn-Damish, qu’elle a intitulé Jacqueline Salmon ou l’art d‘avancer masquée. Dans ce film, elle démontre que tous mes sujets sont une sorte d’autobiographie masquée. Quand j’ai commencé à être photographe, j’ai eu l’impression pendant plusieurs années de faire toujours les mêmes images, bien que ce ne soit pas le cas. J’ai mis longtemps à comprendre que photographier fonctionne un peu comme une psychanalyse, c’est à dire qu’il ressort dans les images et malgré vous des choses qui vous habitent, qui sont obsessionnelles. Une manière de sentir l’espace, une manière de cadrer, de jouer avec les perspectives qui ont du sens. C’est probablement ce qui, au bout d’un certain temps, constitue un style personnel. Barthes disait quelque chose que je trouve très juste, et que je répétais souvent à mes élèves, c’est que si on veut mener un travail correctement jusqu’au bout, il faut le faire pour des raisons affectives.
C’est vrai aussi que dans ma vie, les gens qui n’étaient pas trop riches étaient souvent plus intéressants que ceux qui l’étaient, conversations, mode de vie et objectifs de vie. Il y a les gens avec qui vous ne vous ennuyez pas et les autres. On s’ennuie rarement avec quelqu’un qui a eu une vie difficile, qui a été plus ou moins en désaccord avec la société. Je ne sais pas quel type de conversation on peut avoir avec les nantis, et ce n’est pas évident de se faire comprendre.
Mon père était plutôt bourgeois, il ne comprenait pas du tout mon travail. Il venait regarder des choses chez moi, sur les murs, et il disait pour lui-même: « je ne comprends pas » et à moi : « quel dommage que tu ne fasses pas de belles images, quel dommage ! »

Vos goûts sont assez variés, répondent-ils à une ligne directrice ?

Oui, ils répondent à une ligne directrice, qui serait exactement celle dont je vous parlais pour les racines de légumes, c’est à dire la question de regarder vraiment les choses, celles qu’on croit connaître, pour se rendre compte que l’on ne les connaît pas. Cela peut prendre plusieurs formes. Les cartes des vents, sont nées au hasard d’une résidence à Evreux. J’avais décidé d’exploiter tout ce qui serait dans la ville, et à Evreux, il y avait une agence de Météo France. C’était le moment des accords de Kyoto, et le climat devenait un enjeu politique. C’est ainsi que j’ai commencé mes grandes séries sur le ciel, les orages, etc. Elles n’ont pas la forme d’une critique écologique, mais je vous raconte comment c’est venu dans ma vie et le plaisir que j’ai eu à redessiner, le plaisir de me donner cette liberté là.
Mon prochain projet est sur le Japon. C’est sur la poétesse Misuzu Kaneko, dont les conditions de vie ont été très difficiles. Son mari courait les geishas, il lui avait passé une maladie vénérienne, elle avait eu une petite fille qu’on voulait lui retirer. Elle s’est suicidée après avoir écrit cinq cent très beaux poèmes dans lesquels elle se pose la question de sa responsabilité face au monde tel qu’elle l’observe. Elle n’est pas connue en France et je voudrais qu’elle le soit. Cela peut paraître assez éloigné de mes sujets, mais dans ma tête, c’est toujours avec les mêmes outils intellectuels que je travaille.
Le projet d’après sera encore plus étonnant. Ce sera une exposition personnelle à Arles au musée Réattu à l’été 2020. Le sujet est le périzonium du christ, ce petit linge qui est autour de sa taille. Ce sujet est né du fait que le musée des Beaux arts de Lyon prépare une grande exposition sur le drapé, et que j’ai été contactée pour faire une proposition. Ce n’était pas un sujet qui m’intéressait, j’étais prête à abandonner, mais je suis collectionneuse de cartes postales, et je suis retombée sur une carte postale de Van der Weyden représentant « La descente de croix » qui est au musée du Prado. J’ai vu ce petit linge joliment noué, un peu mauve, un peu affriolant, sur le corps du christ, et ça m’a beaucoup intriguée parce que j’ai cette carte depuis longtemps et je n’avais jamais regardé ce détail. J’ai fait quelques recherches rapides et je me suis dit que j’allais travailler sur ce périzonium. Regardez, ce sont tous mes cahiers d’études. C’est hallucinant de voir que dans toute l’histoire de l’art, il y a un nombre incroyable de possibilités pour ce linge qui cache le sexe du Christ. Les historiens de l’art l’occultent dans leurs descriptions comme s’il n’avait pas été possible de regarder à cet endroit là. Je pensais fournir quelques images pour l’exposition sur le drapé, et j’ai mis le doigt dans quelque chose dont je ne peux plus sortir. Maintenant, je travaille avec les conservateurs du Louvre, je dois même leur faire une conférence, je suis devenue une vraie spécialiste du sujet. C’est extrêmement intéressant car ça associe la théologie, l’histoire des mœurs et l’histoire de l’art. C’est aussi pour le peintre ou le sculpteur le lieu de démontrer sa capacité à traiter un drapé. Ce sujet a été très attentivement pensé par les peintres, mais absolument pas regardé par les critiques, et ce n’est pas un sujet de recherche. Il y a beaucoup de tableaux du Christ nu qui n’ont pas été acceptés, on les a habillés d’un vrai linge. Le Christ nu de Michel Ange, sculpté en 1515, s’est vu affublé d’un périzonium de métal doré à l’époque baroque. Dans toute la période de la contre-réforme, le christ devient complètement érotique et je me rends compte que je suis la première à avoir regardé systématiquement cela. Sans doute grâce au très intéressant livre de Léo Steinberg, La sexualité du Christ à la renaissance, qui pour moi a été un tremplin. Si je lis Daniel Arasse qui décrit une crucifixion, il va parler de plein de choses, la couronne, les clous, les larmes, le sang, au mieux il va dire que le périzonium est long ou court, mais c’est tout. Pourtant, il y a une attention et une variété inimaginable chez les peintres qui ont eu à traiter la représentation du Christ en croix. Chez Rubens ce sont vraiment des mecs qui ont des couilles alors que chez Giotto, on ne sait pas si ce sont des femmes ou des hommes, ce sont des corps asexués. Ce qui m’intéresse dans cette étude, est de traverser l’histoire de l’art et de voir comment un sujet aura été traité avec autant de variations, autant de sens et autant d’audace. Pour moi, c’est toujours le même état d’esprit : mettre le doigt sur ce que tout le monde voit et que personne ne regarde.

C’est une exposition qui va être très inattendue.
- Quelle place, selon vous, prend la photographie documentaire dans l’art contemporain ?
Depuis un petit bout de temps, je trouve qu’elle prend une grande place. L’art contemporain est devenu particulièrement éclectique. C’est un peu comme la mode. Nous sommes dans une période où tout est possible.
Moi, qui suis abonnée à Art Press, je constate que c’est incroyablement éclectique. Ce que l’on pourrait se poser comme question, c’est quels sont les types de photographies qui ont complètement été évacués de l’art contemporain ? Certaines photographies des années 80 ne pourraient plus exister aujourd’hui. Quand on voit ce que font les élèves dans les écoles de photographie, la photo documentaire arrive au premier plan. J’en parlais ce matin avec une ancienne élève, elle me disait que pour ses amies d’études, qui elles, font de la recherche plastique en photographie, cela ne marche pas du tout, toutes les bourses sont pour la photographie documentaire. Mais, que se passera t’ il dans quelques années ? Nous vivons dans un monde où l’on déplace les centres d’intérêt d’un point à un autre, et tout le monde s’engouffre immédiatement dans la nouveauté, on ne sait jamais ce que sera le lendemain.
La photographie documentaire désertera le champ de l’art contemporain, mais sa place est bien établie dans l‘histoire de l’art, et nous ne nous en passerons pas pour étudier le monde.