Ecrire le vent

Entretien entre Christine Jean et Jacqueline Salmon
in: Magazine Area, "Ciels !", n°22, Juin 2010

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Jacqueline Salmon, connue pour ses photos d'architectures (Clairvaux, Villa Noailles, Sangatte…) pose la question de la représentation du monde géographique et politique avec un outil qui la passionne depuis près de trente ans. Sa nouvelle série “Le temps qu'il fait/ le temps qu'il est” mêle les mouvements des nuages et les flux des migrants. Elle sera exposée en novembre prochain à la Maison des Arts d'Evreux.

Vous avez souvent photographié des architectures, des lieux d'enfermement, aujourd'hui vous prenez le ciel pour objet. Que représente-t-il pour vous ?
Le ciel est pour moi une chose à la fois éternelle et mouvante. Ce n'est pas la première fois que j'utilise le ciel, et en grande quantité. Pour la série La raison de l’ombre et des nuages, j'avais travaillé sur la ville d'Arles en décidant que je parlerais des fondations de la ville romaine et du ciel comme deux choses immuables. La ville est constamment en train de bouger alors que les fondations de la ville comme le ciel au-dessus d'elles représentent vraiment pour moi son identité, sa permanence. Le carré de ciel dans lequel on lisait les oracles me semble être la chose éternelle. On n'échappe pas au ciel.

Comment photographie-t-on le ciel ? Sur quoi fait-on la mise au point ? Que devient la profondeur de champ ?

Il y a des problèmes techniques inimaginables. D’abord le ciel est beau dans le lointain, il l'est rarement au-dessus de la tête. Mais dans le lointain il est encombré de premiers plans qu'on ne voudrait pas avoir, un réverbère, un arbre, un angle de maison. Se pose la question de comment faire pour attraper du ciel dans le lointain, c'est-à-dire dans son épaisseur. On est obligé de se déplacer dans des espaces parfois quasi désertiques. Pour photographier le ciel d'Arles je suis parfois allée le voir depuis la Camargue. La technique de la prise de vue argentique, ainsi que le développement et le tirage posent des problèmes énormes. Il ne faut pas que ce soit trop contrasté. Lorsque des nuages blancs sont très lumineux, il faut garder de la matière, sinon ils deviennent des trous blancs dans l’image . On est dans un dilemme, c'est-à-dire que pour avoir toutes les nuances de gris, il faudrait utiliser une pellicule de haute sensibilité mais qui a alors trop de grain pour rendre la beauté des nuages. Une pellicule de basse sensibilité s'impose mais elle va donner trop de contraste qu'il faudra travailler au développement. J'avais utilisé des pellicules à sensibilité variable qui n'existent plus aujourd'hui.

Vous vous retrouvez alors devant des problèmes similaires à ceux des photographes du XIXe siècle tel que Gustave Le Gray par exemple avec les premiers essais de photographie de nuage. Il faisait deux prises de vues l'une pour le ciel l'autre pour la terre qu'il assemblait ensuite.

C’est toujours aussi compliqué. Il y a à Evreux une station de météo France et des météorologues qui ont accepté de m'apprendre leurs codes de représentation des vents. Au début j'ai extrait les signes de documents qu'on me donnait et puis j'ai eu envie de dessiner moi-même les vents que je pouvais imaginer à partir de la forme des nuages que j’avais photographiés. Il y a un atelier de gravure à la Maison des Arts, j’ai eu la possibilité d’utiliser une pointe sèche et de réaliser une série de gravures sur photographie. Au début, je souhaitais systématiquement que ma carte des vents déborde de la photographie dans les marges. J’ai gardé ainsi quelques paysages avec leur immense ciel nuageux sur un mince socle de terre. Mais parfois, j’ai gravé des signes si rapprochés, que la photographie disparaît. En recadrant et en occultant les marges on est soudain dans une matière cosmique, dans l'infini.

Dessin ou écriture ? D'où vous vient ce désir de comprendre les mouvements du ciel ? Comment écrit-on le vent ?

C’est une longue histoire,
En 2002 j’ai vu à Venise au Musée Correr un cahier de Claes Janszoon Vooght datée de 1705. Il avait dessiné sur un grand cahier le profil des îles de la lagune à l'encre de Chine, lignes après lignes. C’était comme une écriture du paysage. Je souhaitais réaliser un jour mes propres profils , développer une écriture, un nouveau mode de représentation du paysage. Ce fut lors d’une résidence au Québec en 2007. j' ai travaillé sur le profil des îles du fleuve Saint-Laurent et j’ai appelé cette série : Géocalligraphies. Il y avait des marées, des courants très puissants, des contre-courants qui rendaient la navigation extrêmement difficile et je me suis demandée comment représenter ces flux . C’est aux archives du Parlement de Québec que j’ai trouvé des traités de navigation des années 60 dont j'ai extrait les signes représentant la direction et la puissance des courants en fonction des marées. Des myriades de petites flèches toujours différentes que j'ai superposées à mes photographies de la surface de l’eau. En cherchant ces cartes marines, je suis tombée par hasard sur une carte des vents du XVIIIe siècle. Le monde entier était recouvert de petites flèches. Ma résidence se terminait et je n’ai pas eu de cesse de retrouver en France une carte semblable.

Vous souhaitez trouver une correspondance entre le graphisme et la photo de ciel que vous avez fait à ce moment-là ?

Je me suis plongée dans cette écriture de la météorologie et j’ai cherché une manière d’utiliser ces données, de les interpréter. Par exemple j’extrais les courbes des fronts froids et chauds, trois jours de suite sur les cartes météorologiques de l’Europe, puis je les superpose et les centre sur l’anticyclone. L’information est juste, mais cela donne une forme que l’on a jamais vue, et dans l’étonnement de cette forme on apprend quelque chose des variations du temps.

Le ciel appelle-t-il un travail sériel ?

Il me semble effectivement qu'il faut des séries pour apprécier les infinies variations du ciel. On le voit dans les multiples études de nuages de Constable, et dans les études de ciels d’ Alexander Cozens, qui m’ont certainement déterminées à persévérer dans cette idée de la représentation du temps. J'ai réalisé des « nuanciers » qui sont des semaines de ciel. Pour cela, j’ai pris l’habitude de photographier le ciel chaque matin, les nuanciers sont devenus trop nombreux pour être publiés ou exposés et cependant, je ne peux plus m’arrêter ! Cela fait maintenant partie de ma vie.

Que cherchez-vous à restituer de ces ciels par la photographie ?

Cette recherche se situe dans la ligne d'une quête de la représentation des flux. Flux cosmiques et perturbations atmosphériques au dessus de nous, flux humains et perturbations politiques autour de nous. Je travaille depuis janvier 2009 sur une série qui s’intitule Le temps qu'il fait/ le temps qu'il est centré sur la ville d’Evreux qui m’a accueillie en résidence. Il y aura le ciel mais aussi les hommes, arrivés là au bout d’un long périple.

Qui sont ces gens dont vous parlez ?

Ce sont des immigrés qui sont arrivés ces trois dernières années souvent sans papiers, ils ne parlent pas encore la langue. Malgré tout ils s'arrêtent là, à Evreux. La ville a une volonté politique de les intégrer et outre l’apprentissage de la langue il leur est proposé un travail artistique à la Maison des Arts. Ce sont ceux qui ont accepté de participer à ce projet commun.
J’ai travaillé avec eux sur leur histoire et leur parcours. J’ai aussi fait leurs portraits que je présente mélangés à des visages issus de tableaux de Piero della Francesca. Cela m'intéressait de les regarder comme des modèles. Semblables à des princes vivant à Florence. Ils sont mes hommes illustres arrivés dans leur ville idéale ...Je veux surtout rompre avec un certain mode de distanciation / objectivité propre à la photographie contemporaine.
Je me suis beaucoup intéressée à des lieux qui ont une envergure sociale comme le hangar de Sangatte, les chambres du Samu social de Paris, la prison de la Santé, et la relation entre les mouvements des populations et ceux des nuages, entres les dérèglements climatiques et sociaux s'est établie naturellement.

Vous superposez les données météorologiques, les flux graphiques et les photos de nuages, est-ce que ce sont selon vous des points de vue différents ? Celui du dessus avec la carte, celui du dessous dans la vision du ciel ?

Votre manière de poser la question me fait rêver, je serais l’homme du dessous…. qui lève la tête et regarde le ciel, la source lumineuse du paysage …comme une plante, Si cela est vrai et c’est probable je n’en ai pas conscience.
Je ne pense pas que le cartographe ait une vision du dessus, j’imagine plutôt qu’il dessine sur le papier sa représentation mentale de l’espace. J’aime regarder les cartes très anciennes qui ressemblent d’ailleurs aux dessins que je demande aux immigrés d’Evreux pour me raconter leur parcours. Elles sont émouvantes et différentes. On y lit quelque chose de la pensée et de la culture de leur auteur. De même en regardant le ciel et en déchiffrant les différentes écritures inventées par les météorologues pour le décrire, je pense que je fais la même chose, un travail mental. Il y a cette très belle phrase de Stéphane Audeguy « Le cerveau est ce nuage dans l’homme qui le rattache au ciel ».