avec Claude Schaeffer

Entretien entre Claude Schaeffer et Jacqueline Salmon, CNED 2011, Première Arts Plastique

entretien claude schaeffer

Pour vous le terme de représentation évoque-t-il quelque chose ?

Enormément… la représentation, c’est la question de l’icône, toute cette question qui tourne autour de l’image et de l’image sacrée. Est-elle la chose ou la représentation de la chose ?
C’est évidemment très important quand on est photographe puisque c’est important pour moi de penser que je suis dans la représentation et que quand je montre une image, ce n’est pas la chose elle-même que je montre, mais la représentation de la chose. C’est assez différent.

Avez-vous l’impression que c’est une question qui est encore très actuelle ?

Je pense que dès qu’on est dans une oeuvre des mains de l’homme, une oeuvre de quelqu’un qui dessine et qui pense, on est dans la représentation.


Figures 82 et 83 : Jacqueline SALMON, Les abattoirs de la ville de Lyon de la série : Halle – Tony Garnier - Lyon, 1983. Épreuve aux sels d’argent. 30,3 x 40,3 cm. Musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris, France. (C) Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / Georges Meguerditchian. (C) Jacqueline Salmon (C) Droits réservés. © Adagp, Paris 2011.

Depuis l’origine, on est dans les questions philosophiques, religieuses de la représentation… À partir de l’époque chrétienne… on a une représentation du Christ qui va donner lieu à la représentation de sortes d’icônes qui sont passages entre le dieu lui-même et celui qui veut le joindre. Il passe à travers cette image qui est entre les deux et qui le représente. Je pense que le problème est toujours actuel et particulièrement actuel en photographie… beaucoup plus qu’en peinture parce que c’est en photographie qu’on peut croire que quand on voit par exemple un portrait de quelqu’un photographié… on voit la personne.
On peut dire “tiens ! je vois ma mère sur cette photo”, et évidemment dès qu’on est photographe et qu’on se pose des questions sur son oeuvre, sur la façon dont on la pense, on pense qu’on voit une représentation de sa mère et non pas sa mère. Donc la photographie peut être considérée comme transparente et justement, dans toute l’école de Düsseldorf (1) la photo fait semblant d’être transparente. Cette école de photographie dite ”objective“ appartient au XXe siècle. Parce que entre le XIXe et le XXe la photographie fait plutôt semblant d’être de la peinture. Après elle fait plutôt semblant d’être transparente et d’être juste un média qui va permettre de montrer les choses telles qu’elles sont.


Figure 84 : Thomas RUFF, Intérieur, 1979. Épreuve couleur. 57 x 47 cm. Musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris, France. (C) Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / Bertrand Prévost. © Adagp, Paris 2011.

1. L’Ecole de Düsseldorf, depuis les années 80, a constitué un important centre artistique lié à la photographie plastique contemporaine. Son apport se caractérise par le refus de toute narration et effet de fiction, au service d’une simple dénotation objective. Hilla et Bernd Becher, couple d’artiste considéré comme étant à l’origine de l’Ecole à profondément marqué la génération suivante de photographes dont les plus importants sont Thomas Struth, Thomas Ruff et Andreas Gursky.


L’art serait quelque chose qui n’est jamais un document, alors qu’un document peut quelquefois être de l’art. Qu’en pensez-vous ?

La place du documentaire dans l’art, c’est une question qui est très à l’ordre du jour. On pourrait dire qu’il y a dix ans il y avait une scission : soit c’était du documentaire, soit de l’art. Et puis avec toute une génération de photographes… c’est à la fois de l’art et du documentaire. Je pense à des gens comme Delahaye et ses photos de la guerre en Irak qui sont montrées dans des Centres d’Art.


Figure 85 : Luc DELAHAYE, Bombardement américain des positions talibanes, 2001.
12 x 25 cm. Musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris, France.
© Luc Delahaye. (C) Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / Georges Meguerditchian.


Moi-même, déjà avant que les questions ne se posent pour des théoriciens de l’art contemporain, j’ai souvent souhaité que mon travail existe aussi en tant que documentaire pour les historiens des générations futures. Quand il est publié ou qu’il est déposé à la Bibliothèque Nationale, je me dis …. « Avec ce travail-là on écrira l’histoire de notre temps ».

Donc je le sens « aussi » en tant que documentaire sur notre époque, bien que je sache qu’il s’adresse avant tout au monde de l’art. C’est une question de langage, de références, de questions posées sur la forme qu’il va prendre et qui sera ajustée au sujet, mais le fait que le document soit admis et surtout théorisé et discuté dans le champ de l’art contemporain est assez récent. Cela date des dix dernières années avec des travaux comme ceux de Delahaye, Valérie Jouve… Par exemple dans sa dernière exposition au Centre Pompidou où elle montre la Palestine aujourd’hui. En fait c’est vraiment un travail d’artiste considéré par le Centre Pompidou comme une oeuvre d’art, bien qu’il s’agisse d’un sujet documentaire, … et d’un point de vue documentaire.


Pensez-vous que la photo est un système de représentation plutôt occidental ?

C’est vrai qu’elle a été inventée en Occident, en même temps elle a été utilisée en Asie, en Afrique, en Turquie… Je crois qu’elle a été inventée en Occident mais qu’il y avait un besoin de photographie partout et il y a des pays qui l’ont manipulée très vite.
En tous les cas pour le portrait… tout le monde a eu la nécessité de faire des portraits… La question est diffi cile car on l’appréhende depuis notre culture à nous.


L’invention de la chambre obscure, de la perspective a-t-elle à voir avec tout cela ?

Mon problème dans votre question c’est qu’évidemment on sait que la camera obscura a servi à peindre au XVIIe. Mais en fait on voit tout ça depuis notre culture occidentale, donc on prend des exemples dans notre culture. Une des choses qui m’a le plus frappée c’est quand je suis allée en Iran parce que dans un pays largement aussi cultivé que le nôtre, sinon plus… on n’existe pas, même la Grèce n’existe pas, Rome n’existe pas. Certes, Pythagore a fait un voyage à Téhéran mais bon… ça n’existe pas en temps qu’infl uence philosophique. Et du coup on se rend compte que tout peut fonctionner sans nous et la richesse de la photographie iranienne est énorme. Je ne sais pas s’il y a eu un inventeur iranien de la photo mais dans tous les cas il y a eu de grands photographes iraniens et ils n’ont pas besoin de nos références. Donc je ne sais pas comment ça se passe ailleurs, c’est diffi cile de le savoir car on ne connait pas. Si demain on va au Japon ou en Chine, on va peut être découvrir des choses qu’on ignore. Je n’ai pas franchement une réponse mais la question m’intéresse.
D’Asie on voit ce qu’ont rapporté Albert Kahn (2), nos occidentaux, nos compatriotes voyageurs. Mais sur place il y a aussi une production importante. Il y a des trucs rigolos… des femmes de harem, justement photographiées aux débuts de la photographie. Ce sont des grosses mémés avec de la moustache ! C’est hallucinant, ce n’est pas du tout comme ça qu’on s’imagine les femmes du harem à Istanbul. C’est très drôle.
Donc... il y a eu des photos partout et évidemment en priorité des portraits, mais aussi des architectures et des paysages.

2. Banquier et mécène né en 1860 et mort en 1940. Il va tenter de constituer un inventaire exhaustif en photographie de la vie des peuples sur la Terre, les « Archives de la planète » collationnées méticuleusement, à partir de 1912.


Figure 86 : Jacqueline SALMON, Couvent de la Tourette de la série : Le couvent de Le Corbusier, 1983. Épreuve aux sels d’argent. 30,3 x 40,3 cm. Musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris, France. (C) Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / Georges Meguerditchian. (C) Jacqueline Salmon (C) Droits réservés. © F.L.C. / Adagp, Paris 2011.


Figure 87 : Jacqueline SALMON, La villa Noailles au soleil levant de la série : Villa Noailles - Mallet Stevens - Hyères, 1996. Épreuve aux sels d’argent. 30,3 x 40,3 cm. Musée national d’Art moderne - Centre Georges Pompidou, Paris, France. (C) Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / Georges Meguerditchian. (C) Jacqueline Salmon (C) Droits réservés. © Adagp, Paris 2011.





Je sais que vous êtes intéressée par la photographie de lieux, d’architecture, synonyme d’immobilité par rapport aux personnes vivantes qui elles, peuvent bouger. La notion d’instantané, la rapidité d’un cliché, d’une prise de vue qu’on peut associer à la photo, a-t-elle une importance pour vous ?

Je ne suis pas quelqu’un qui travaille sur pied, et cela même pour mes photos d’architecture. En plus l’architecture… ça bouge beaucoup, plus qu’on ne le croit, surtout s’il y a de la lumière, parce qu’il y a des ombres qui se déplacent constamment. Quand on essaie de composer une image avec beaucoup de précision ça se déplace de minute en minute. Donc de minute en minute la composition, ce qu’on laisse apparaitre, disparaître, ce que l’on met en évidence…peut se modifi er. C’est pour çà que d’une manière générale, je préfère travailler quand les ciels sont blancs et avec de la lumière diffuse, les jours ou il n’y a pas de soleil. Là, effectivement, pendant un certain temps, on peut dire que les choses bougent moins. Mais il y a plusieurs choses. Ce qui bouge, chez nous, c’est notre pensée. Au fur et à mesure de notre présence devant un lieu, il y a un tas de petites choses qui rentrent en ligne de compte et qui sont notre pensée, une qualité de l’air…. On bouge nous-mêmes dans ce lieu et en bougeant on modifi e les perspectives. En bougeant, on fait passer à droite une colonne qui était à gauche dans l’image. Moi je suis plutôt dans une promenade à l’intérieur du lieu et dans la captation soudain d’une image qui est en perspective par rapport à la position de mon corps et qui va être immédiatement modifi ée au pas suivant. Donc je vais peut-être faire un pas en arrière pour retrouver une image précédente. Au fur et à mesure que je me déplace tout change dans la composition de l’image du lieu fi xe. Mais par contre je fais aussi beaucoup de portrait,et là l’instantané est très important. On se rend compte avec les appareils numériques bon marché qu’il est impossible de capter l’expression. On ne capte pas grand-chose, même dans le quart de seconde, d’un visage, d’un regard.


Faites-vous comme un reporter qui va prendre beaucoup d’images, pour finalement n’en choisir qu’une ?

Non, j’en fais très peu… et je dirais même que le ”beaucoup d’images“ est un handicap à faire de bonnes images… d’ailleurs on s’en rend bien compte avec les appareils numériques… c’est extrêmement facile et peu couteux de multiplier les images. Moi-même quand je me retrouve avec dix images au lieu d’une, je suis plutôt ennuyée parce que je ne sais pas laquelle je vais choisir, et je reste persuadée qu’avec la photographie argentique, j’avais une concentration qui était meilleure pour choisir mon image au moment de la prise de vue. Par exemple je travaille avec des pellicules qui ont 8 ou 10 poses, c’està- dire très peu, donc ça ne multiplie pas les images.
En fait tout notre regard et notre manière de travailler passe par la technique de l’outil qu’on emploie. C’est très important, c’est fi ltré d’une part par l’outil au niveau du nombre d’images possibles, et c’est filtré encore par l’objectif et la perspective obligée. On ne fait pas les mêmes images si on a un 50 ou un grand angle, ou un télé objectif. On ne les compose pas de la même manière.
Donc, il y a énormément de facteurs qui rentrent en ligne de compte. Moi je suis plutôt quelqu’un qui fait très peu d’images et qui pense qu’il faut en faire peu et bien les penser, les composer avant de les prendre. Même si le portrait est pris au 125° de seconde, l’image est déjà cadrée, mais ce qu’on attend c’est l’expression.


Je sais que vous réalisez assez souvent des séries de vos oeuvres. Est-ce c’est quelque chose d’indispensable pour vous ?

Non, ce n’est pas indispensable pour moi, ça l’est professionnellement. Jean-Claude Lemagny, qui est sans doute la personne qui a le plus fait pour la photographie aujourd’hui, et qui a fait pour la Bibliothèque Nationale les archives de photographes du 19° siècle, ne regardait les travaux que s’il y avait une série. Les images séparées n’étaient pas intéressantes pour lui. Moi-même, je crois que les images séparées, les images seules, je dirais l’instantané poétique français, par exemple Doisneau, tout cela correspond à une époque révolue. On peut dire d’artistes comme Jean-Luc Moulène, ou comme Bustamante qu’ils ne travaillent pas par séries… mais malgré tout, il y a une série. Mais, vous savez… c’est comme pour la peinture. Voyez une exposition d’un peintre, Picasso ou n’importe quel autre… il est rentré dans une


Figure 88 : Robert DOISNEAU, La Petite noce, Choisy-le-Roy, 1942. Épreuve argentique. 300 x 40,4 cm. Atelier Robert Doisneau. Musée national d’Art moderne - Centre Georges Pompidou, Paris, France. (C) Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / Adam Rzepka. © Agence Gamma.
série, il s’y est consacré, s’est concentré sur un sujet et il a affi né son style dans ce sujet, donc ça constitue une série. C’est forcé, ça me parait impossible de faire autrement.


On a peut-être un peu plus la vieille idée du chef-d’oeuvre en peinture et on imagine le tableau seul.

Parce qu’on le voit seul ! Par contre celui qui l’a fait, l’a fait dans une série. Regardez par exemple Bruegel.
Tout ceci s’explique par le fait que quand on rentre dans un sujet on a envie de le développer, de le travailler, on a envie de perfectionner son style dans le sujet, donc on avance dans le sujet, on creuse, on compose le sujet, on le développe. Si on arrête à la première image, on ira moins loin dans la recherche.


Parlons de la démarche artistique. Est-ce que l’artiste comprend toujours les images qu’il fabrique. Est-ce qu’il y a une part d’inconscient ?

Je pense qu’il y a une part d’inconscient. Cela dépend de ce qu’on entend par “comprendre”. L’artiste va voir comment l’image est composée, il en voit très rapidement les défauts, il en voit très rapidement la perspective. Ce qu’il voit beaucoup plus lentement c’est le sens de son oeuvre, le sens de certaines séries.

Ce qu’il voit le moins par lui-même, c’est la place de son travail dans le champ de l’art contemporain.

Il peut se tromper. Ce qu’il ne voit pas du tout lui-même, c’est l’impact de son travail sur les autres, et qu’il apprend par la suite.

Donc il y a certaines choses qu’on voit, en général. Presque tous les photographes font un deuxième choix de leurs images quelques années après… et ce n’est pas le même que le premier. Avec le temps, on a une


Figure 89 : Antoni TAPIES, Le chapeau renversé, 1967. Marbre, marouflé, peinture à la colle, peinture sur toile. 97,6 x 162,3 cm. Musée national d’Art moderne - Centre Georges Pompidou, Paris, France. (C) Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / Philippe Migeat. © Fondation Antoni Tapies, Barcelone / ADAGP, Paris 2011.

matière dans laquelle on peut choisir… peut être plus que le peintre. Un jour je demandais au peintre Antoni Tapies « est-ce que vous faites encore des photographies ? » parce qu’il en a fait pas mal quand il était jeune, et il m’a répondu « non c’est trop long, beaucoup trop long la photo ; une toile je la fais en 4 heures »

Vous voyez souvent on imagine que c’est rapide la photographie ; pas du tout ! Entre la prise de vue, le développement, le tirage de lecture, le tirage fi nal, il a fallu patienter des jours, alors que le peintre, s’il s’y met le matin… en fi n de journée il voit à quoi ça ressemble. Alors évidemment maintenant, avec la photo numérique, ces données là sont bouleversées.


Est-ce que de temps en temps, ou souvent... vous avez une impression d’échec dans votre travail artistique ?

Oui mais ça ne veut pas dire pour autant que ce soit un échec. J’ai par exemple un cas très précis. C’est quand j’ai fait les Chambres précaires pour les sans abris, qui sont maintenant au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, qui ont été achetées par le Musée Carnavalet, qui sont au Fond National d’Art Contemporain. Quand j’ai vu mon travail j’ai pensé qu’il était raté. J’avais eu une bourse de 15 000 francs à l’époque, de la Ville de Paris. J’avais choisi de faire ce travail et donc je devais rendre des comptes. Ma chance a été qu’un conservateur du Musée d’Art Moderne soit venu vérifi er ce que j’avais fait et m’a dit « c’est super, moi je prends ». Or moi, je me considérais en échec.
Je vais vous dire pourquoi je me suis considérée en échec pendant longtemps. C’est parce que j’avais voulu représenter les lieux et que j’avais photographié….des lits.

En fait il aura fallu quelques années après une conférence d’Henry Maldiney (3), sur le thème du Lieu absolument formidable, qu’il concluait en disant que le lieu unique, c’était son cercueil, c’était juste la circonférence de son corps posé quelque part.

Alors je me suis dit : « le lit c’est vraiment le lieu des sans abris et c’est vrai qu’en y repensant après, ils n’ont rien d’autre, le lit… et ça s’arrête là. Il n’y a ni table de chevet ni rien, ils n’ont rien d’autre, c’est leur lieu» Pourtant, quand j’avais vu mes images je m’étais dit « ce ne sont pas des lieux, il n’y a pas de murs, de plafond »

Donc… on n’est pas toujours le meilleur juge de son travail, dans l’immédiateté de son apparition. Quelquefois, on a besoin du regard de quelqu’un d’autre.


Tout cela me fait penser à un tableau de Magritte qui a pour titre « la représentation » ou on voit une femme cadrée très serrée sur le bas de son buste et ou le cadre doré prend la forme du corps de la femme. Ce n’est certainement pas pour les mêmes raisons que vous, mais…

Je ne le connaissais pas, mais c’est intéressant… c’est même ça qui est magique. C’est ce qui m’intéresse… ce genre de détails, de rapprochements. Je trouve que le photographe est un intermédiaire. Il est là entre le monde, il livre des images au monde et le monde lui renvoie d’autres images qu’il attrape et qu’il redonne. Et j’estime normal que le monde à qui on livre des images en fasse un peu ce qu’il veut, ou en pense un peu ce qu’il veut. Ce que j’aime beaucoup c’est ce que vous me racontez… ou ce que j’ai entendu de Maldiney, après avoir photographié mes lits. On se rend compte qu’il y a une pensée qui circule de manière tout à fait imprévisible ; on a probablement une pensée qui est dans l’air du temps, sans le savoir. Beaucoup de choses se passent en dehors de la conscience. Parce qu’on est habité par une mode, une pensée, par ce qu’on entend, par une actualité… mais on n’en a pas forcément conscience au moment où on fait les images.


Se trompe-t-on souvent sur vos intentions artistiques ? Est-ce que l’artiste a plus raison que quelqu’un d’autre sur ses propres oeuvres ?

Quand on demande à l’artiste pour quelle raison il a fait ça… il n’y a que lui qui le sait. Qu’a-t-il voulu faire, il peut répondre aussi. Mais la façon dont les choses vont rebondir dans la pensée de quelqu’un d’autre, ça… il ne peut pas le savoir.
Je peux vous dire avec certitude « j’ai fait ça pour cette raison et ce que je voulais faire : c’est ça » mais vous pouvez me répondre « moi ce que je vois c’est ceci et ça me donne envie de penser cela »… et c’est tout à fait autre chose.


Figure 90 : René MAGRITTE, La Représentation, 1937. Huile sur toile. 48,5 x 44 cm. Scottish National Gallery of Modern Art, Edinburgh. © Photothèque R. Magritte - ADAGP, Paris 2011. © Adagp, Paris 2011.

Donc je crois que les deux questions sont différentes. Malgré tout je peux dire qu’en tant que spectateur des oeuvres d’autres artistes, la seule chose qu’il m’intéresse de lire et voir ce sont les interviews ou les fi lms sur les artistes, et tout ça m’en apprend beaucoup plus que ce que les critiques d’art nous racontent. C’est souvent très simple, très précis, très technique, très factuel… compréhensible.

3. Philosophe français né en 1912,auteur de nombreux ouvrages liés à la création artistique.


Est-ce que ça tient à un certain sens du détail ?

Je crois que tous les détails sont très importants. Même ceux qu’on oublie ! C’est pour cela que j’aime relire ce que j’ai dit dans une interview. Oui, le détail… c’est très important !

Je viens de faire une conférence à l’Institut National d’Histoire de l’Art et j’ai reçu la transcription de la conférence. Celle-ci n’était pas enregistrée… il y a des phrases à corriger parce que je me suis probablement mal exprimée. Je dis des choses dans cette interview que je ne peux pas dire, qui ne correspondent pas à ma façon de penser, ou au type d’expressions que j’emploie. Tous les détails sont importants aussi bien dans l’oeuvre elle-même que dans la manière dont on en parle.


Il vous est arrivé d’enseigner, de rencontrer des élèves. Y a-t-il un intérêt pour un artiste à expliquer sa démarche ? Un artiste doit-il adapter son discours par rapport à un public ? Le public scolaire mérite-t-il une adaptation particulière ?

Intérêt à expliquer sa démarche ? On ne se pose pas vraiment la question puisque on est constamment et de plus en plus amené à le faire. Je viens de faire un accrochage à Chartres et ce matin on m’a demandé un texte explicatif ; on passe notre temps à ça… c’est une vrai maladie ! Moi-même, quand j’ai enseigné à l’université je demandais aux étudiants d’exprimer et d’expliquer leur travail, donc en fait ça fait partie du métier !

Adapter son discours ? Je suis pour tout le monde la même personne, que j’enseigne à un conseiller pédagogique en arts plastiques, à un professeur, à un élève de maternelle, à un étudiant ou à un adolescent je dis exactement la même chose, simplement je ne le dis pas avec les mêmes mots et je ne prends pas les mêmes exemples pour m’expliquer. D’ailleurs je suis très sincère dans la manière d’expliquer mon travail, je l’explique au plus juste de ce que je pense, de ce que je fais… mais évidemment ce n’est pas toujours les mêmes mots, pour qu’ils soient compréhensibles pour tout le monde… mais c’est quand même toujours le même fond, la même pensée. D’ailleurs je ne suis pas une exception… en observant les plus grands artistes faire une intervention avec des scolaires dans un musée quelconque, vous voyez bien qu’ils n’ont pas adapté quelque chose pour des élèves. Ils leur ont expliqué ce qu’ils faisaient, comment ils le faisaient.
Tout ça m’apprend aussi des choses sur moi-même, et le fait que je sois obligée d’expliquer m’oblige à plus de clarté par rapport à ce que je fais… puisque je suis obligée de trouver des mots qu’il ne m’avait pas semblé nécessaire de mettre sur mon travail. La nécessité d’être claire, de comprendre moi-même ce que je fais m’apporte beaucoup. C’est assez enrichissant de rencontrer, de faire un projet avec des élèves, et pas seulement pour s’expliquer à soi-même. Il se passe toujours quelque chose qui fait qu’on sort un peu différent… on observe les réactions, ce qui se comprend, ce qui ne se comprend pas. On apprend aussi… souvent.


Est-ce que l’artiste est quelqu’un qui est tout le temps ”artiste“ ou comme dans d’autres métiers, est-ce qu’il fait autre chose ?

Je viens de voir une exposition d’un photographe qui s’appelle Fauquet, qui la journée travaille dans une administration. Je me suis posée beaucoup de questions car le travail est remarquable. Mais c’est un photographe qui a 30 ans de travail derrière lui ; pourquoi alors est-ce que je ne le connais pas ? Pourquoi est il si peu montré ? Etant donné que l’artiste va gagner sa vie en tant qu’artiste, je crois qu’il ne peut le faire qu’en travaillant tout le temps. Il peut enseigner, parce que ça le laisse quand même dans la même atmosphère mais avoir un autre métier, c’est tout de même très diffi cile et sans doute une mauvaise idée parce qu’il faut être fi nalement obsédé par son oeuvre pour pouvoir la mener jusqu’au bout.

Pour moi cela s’est joué dans les années 80.

Pendant longtemps j’ai eu un métier et je faisais des photos, même d’un bon niveau puisque celle que vous avez choisie, celle de Le Corbusier a été faite à une époque où je gagnais ma vie en faisant des panels de consommateur, pour vous dire comme c’est éloigné. J’avais l’impression que j’avais besoin de gagner de l’argent et que la photographie que j’avais envie de faire ne pouvait pas en rapporter pour vivre. Je ne sais plus comment ça s’est décidé dans ma tête mais je crois que c’est en 1983 que j’ai pensé… « et si j’essayais finalement de ne m’intéresser qu’à mon travail de photographe mais alors complètement », c’est à- dire à me cultiver dans ce domaine, à connaitre les lieux où on exposait la photographie, à aller voir des expositions des autres, à voyager, à aller dans des centres d’art pour voir ce qui se fait ailleurs. C’est à dire à y consacrer toute mon énergie.

Et ça a marché, en trois ou quatre ans, pas du jour au lendemain. Je pense que la nécessité d’être concentré, de connaitre, d’avancer à petits pas, parce que les pas sont petits, mais dans un seul domaine, de s’y consacrer, d’avoir un jour sa sécurité sociale par ce travail d’artiste, fi nalement ça nous donne quelques coups de pieds aux fesses… on ne peut pas se laisser aller. Il faut travailler et travailler encore pour pouvoir tout simplement vivre.


Est-ce qu’on pense à l’art tout le temps ?

Eh bien… tout le matin je n’ai fait que répondre à des mails ; il a fallu que je fasse des dossiers, que je mette en place des transports. Hier toute la journée j’ai emballé des oeuvres, et je suis constamment sur l’ordinateur avec du travail administratif à faire, de la comptabilité et des rédactions de textes c’est très, très lourd !

On n’est pas la majorité du temps seul avec son appareil ou seul avec ses tirages, ou seul avec ses dessins malheureusement! C’est pour cela que les résidences d’artistes sont si précieuses, parce que ce sont des moments où on lâche tout cet environnement administratif très lourd. Sans compter les fichiers, parce qu’on nous demande maintenant des fichiers numériques. Il faut acheter le matériel, il faut savoir s’en servir, il faut apprendre toutes ces choses-là. Il faut savoir faire des scans, retoucher il faut savoir ce qu’est la colorimétrie, intégrer des profils. Enfin il faut constamment, et toujours réapprendre son métier et les nouvelles techniques. Ce n’est pas une vie d’artiste, c’est une vie très laborieuse, avec beaucoup d’heures de travail et peu d’heures où l’on est réellement entrain de créer. Je sais qu’il y a des peintres qui peignent tout le temps mais en général leur femme s’occupe de tout ! C’est vrai…

Il y a aussi des femmes peintres !

C’est vrai et je connais des femmes peintres dont le mari s’occupe de tout ! (rires). En fait il y a beaucoup à faire.

Nous allons terminer en parlant de ces deux photographies, la ”chambre de fleurs“ à la villa Noailles à Hyères, et une architecture de Le Corbusier.


Figure 91 : Jacqueline SALMON, La chambre des fleurs décorée par Van Doesburg de la série : Villa Noailles - Mallet Stevens - Hyères, 1996. Épreuve aux sels d’argent. 30,3 x 40,3 cm. Musée national d’Art moderne - Centre Georges Pompidou, Paris, France. (C) Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / Georges Meguerditchian. (C) Jacqueline Salmon (C) Droits réservés. © Adagp, Paris 2011.

Deux images très difficiles à réaliser…


On a une forte sensation d’abstraction bien que cela soit de la photo et en même temps, je n’ai pas l’impression que vous vous vouliez faire quelque chose d’abstrait. Qu’en pensez-vous ?

Une chose est certaine : j’ai besoin de vivre avec de l’art abstrait, autour de moi, et de plus en noir et blanc, ai-je presque envie de dire. Quelque chose se passe à l’intérieur de moi, en dehors de ma conscience, au moment où je travaille. Des oeuvres colorées ou figuratives encombreraient mon imagination. Dans les exemples précis que vous avez choisis, le travail est dans toute la composition, il est que là… ce point va venir jusqu’ ici (Jacqueline Salmon indique l’angle inférieur droit de l’évier arrivant à la limite de l’espace noir peint sur le mur), il y a un tas de petites choses comme ça… les deux triangles…. Je ne sais pas si je saurais refaire ce cadrage, je ne l’ai jamais vu réalisé comme ça par personne. Evidemment le sujet est déjà un travail artistique, une composition pensée pour ce lieu, un décor abstrait et coloré. Mais dans la représentation que je vais en faire, en choisissant la position du corps, tout est possible. Les choses pourraient mal se voir, les verticales partir en biais, la rigueur de la composition être illisible, l’évier peut être là ou pas… tout est possible.
Il y a un très gros travail de composition dans cette photographie mais malgré tout, ce que je souhaite représenter n’est pas abstrait du tout… c’est bien ce lieu là : le cabinet des fl eurs de la Villa Noailles.


Figure 92 : Jacqueline SALMON, Couvent de la Tourette de la série : Le couvent de Le Corbusier, 1983. Épreuve aux sels d’argent. 30,3 x 40,3 cm. Musée national d’Art moderne - Centre Georges Pompidou, Paris, France. (C) Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / Georges Meguerditchian. (C) Jacqueline Salmon (C) Droits réservés. © F.L.C. / Adagp, Paris 2011.

De la même manière il y a un très gros travail de composition de l’image, j’ai essayé de poser un escalier sur ce bord, donc ça demande beaucoup de précision… En fait c’est pour cela que je trouve intéressant le travail de Georges Rousse4 et Felice Varini5 … Eux ils font la preuve par neuf que la position de leur corps dans l’espace… c’est au centimètre près. Là moi, de la même façon, pour composer cette image… c’est au centimètre près. Sauf qu’on peut ne pas le savoir.
Là, moi, de la même façon, pour composer cette image… c’est au centimètre près. Sauf qu’on peut ne pas le savoir.

Toutefois il me semble que votre travail fait référence à l’abstraction avec le jeu des verticales et des horizontales, l’oblique de l’escalier dans l’architecture de Le Corbusier, le décor peint de Van Doesburg rendent difficile voire impossible la localisation du point de fuite. Y-a-t-il une volonté de critiquer le principe de la vue en perspective avec point de fuite ?
Non, dans ces deux images là qui sont assez frontales et très diffi ciles à faire, je n’ai pas cette idée de critiquer le principe du point de fuite. J’ai vraiment à la fois l’idée de faire une image que je vais aimer au niveau de sa composition abstraite, de sa structure, mais qui fi nalement est quand même bien là pour raconter d’une part qui sont Mallet-Stevens, Van Doesburg, de montrer leur travail et, pour cette autre photographie, de montrer qui est Le Corbusier. En même temps, il s’agit aussi de chercher la perfection de la composition, comme si c’était leur esprit que je montrais, beaucoup plus que le lieu qu’ils ont construit.
Pour moi il est important de communiquer l’esprit de la personne qui a fait la chose, plus que la chose elle-même. C’est peut-être là que je vois une différence dans toutes les photos que j’ai pu faire de la Villa Noailles ou des architectures de Le Corbusier, par rapport à d’autres


Figure 93 : Georges ROUSSE, Sans titre, “Vox” Broglie, été 1993. Alumini um, épreuve Cibachrome. 124 x 160 cm. Musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris, France. (C) Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / Jean-Claude Planchet. © Adagp, Paris 2011.

photographes, et c’est ce que parfois on a pu écrire sur moi. C’est en tous cas ce que j’ai cherché, c’est-à-dire à aller plus dans la tête des gens que dans la chose réalisée. L’historien d’art allemand Hans Belting oppose la fenêtre et la vision en perspective où importe surtout la représentation de ce qu’il y a derrière la fenêtre, et le motif du moucharabieh arabe qui, à l’endroit de la fenêtre, fonctionne comme une grille qui sert davantage à faire rentrer la lumière à l’intérieur qu’à faire porter le regard à l’extérieur. En regardant cette image-là j’ai eu l’impression de voir une sorte de moucharabieh géant. On ne peut pas trop voir à l’extérieur. Qu’en pensez-vous ?
C’est drôle parce que c’est les modules de Chandigarh6. Bon, il n’y a pas de moucharabieh à Chandigarh mais il y a quand même une influence. C’est un filtre, complètement…

Si on regarde les carrés noirs on aurait presque l’impression que ça pourrait êtres les fenêtres, la place des fenêtres actuelles, il resterait les murs, mais là c’est presque l’inverse
Il s’agit d’une photo en noir et blanc, dans la réalité ces carrés sont en béton gris. C’est là pour en revenir à la question de la représentation et de savoir si ce que je montre c’est la pièce, le mur, ou, si ce que je montre c’est la pensée et comment Le Corbusier dessine fi nalement. Parce que ce que j’ai voulu montrer, c’est comment le Corbusier agence des rectangles de lumière avec des carrés occultés, comment l’espace se construit. Je n’aurais jamais fait de ça une photo en biais, correspondant à ce qu’on voit quand on entre. J’ai envie de dire “le lieu tel qu’on le voit quand on entre” ce n’est jamais, ou très rarement, ce que j’ai envie de photographier. En fait ça serait ça la photographie documentaire, contrairement à la photo d’artiste de style documentaire : “la chose telle qu’on la voit en entrant par exemple dans une pièce”... et ce n’est quasiment jamais ce que je fais. Je vais au contraire avoir le souci de savoir sous quel angle je vais pouvoir au mieux transmettre la pensée de celui qui a fait ça. Ca va être mon souci… donc ça n’est pas non plus abstrait, ce n’est pas faire une image gratuite.

C’est quand même un hommage rendu au réfèrent, à ce qui est représenté, mais pas exactement à ce qui est dans l’image, plutôt à ce qui permis de créer ce qu’il y a dans l’image.
Ce qui m’intéresse c’est ça… essayer d’atteindre à un moment la pensée de l’autre. J’ai eu des surprises merveilleuses, plusieurs fois. Quand j’ai fait le livre sur Philibert De l’ Orme, ça m’est arrivé plusieurs fois. Ca vient encore de m’arriver récemment avec une série de portraits de migrants venus de Géorgie, d’Algérie, de Tchétchénie, du Congo, du Portugal… qui ressemblent aux visages que l’on trouve chez Piero Della Francesca. Ca fait deux fois, c’est incroyable. Je fais un travail en pensant à Philibert De l’Orme sans l’avoir lu. Je le lis après et je vois ses dessins qui sont construits de la même manière que mes photographies ! Et ça, c’est hallucinant. C’est un grand plaisir en fait. Pour moi c’est une connivence qui passe au dessus des époques. C’est très important.Ca me donne de l’énergie, envie de continuer.
Il s’est passé la même chose pour les portraits.


Figures 94-95 : Jacqueline SALMON, Portraits Florence, 1445, Évreux, 2009. (C) Jacqueline Salmon.

En faisant ces portraits vous ne pensiez pas à Piero Della Francesca ?
Non pas du tout, mais on peut mesurer à quel point c’est le regard qu’on porte sur les immigrés qui fait ce qu’ils sont… Finalement on voit que Piero de la Francesca était profondément humaniste, contrairement aux autres artistes de son époque comme Giotto ou Fra Angelico qui peignaient des visages stéréotypés, pour lesquels on ne se dit jamais “c’est sa voisine” ou “c’est sa cousine”,… avec Piero Della Francesca, on sent que ces personnes ont existé vraiment et qu’il les a regardées attentivement… Il s’est passé la même chose pour les portraits.


Figures 96-97 : Jacqueline SALMON, Portraits Florence 1445, Évreux, 2009. (C) Jacqueline Salmon.