Aline Ribière

Deux empreintes, dialogue pensé / parlé

Entretien Jacqueline Salmon Aline Ribière, Maison des Arts , Evreux, 2007

2 empreintes
Dialogue pensé/parlé



Jacqueline Salmon: Les premières robes que tu as pressés étaient des robes qui étaient faites sur ton propre corps.
Aline Ribière: Oui.
JS : Sur un moulage de ton propre corps.
AR :Oui.
JS : … toute la première série…
AR : tu veux toujours savoir pourquoi je suis passée de l’un à l’autre ? J’en sais rien, je sais pas trop… en fin de compte ça a correspondu au moment où ma mère est décédée. C’est comme si en partant … elle me libérait de ma propre histoire.
- Elle est partie avec tout, tu vois…je ne sais pas trop…
- C’est ma propre histoire mais c’est peut être des choses plus complexes. C’est comme si j’arrêtais de me poser des questions à moi-même et que tout d’un coup je peux regarder ailleurs . Je regarde toujours la même chose …c’est toujours une histoire de peau, d’enveloppe…mais c’est comme si je pouvais m’aventurer sur autre chose, sur d’autres corps, … faire l’expérience avec d’autres corps que le mien.
JS : Déjà quand tu habillais quelqu’un, … soit avec la robe à fermeture éclair, soit avec la robe du japon … quand tu fais cette performance d’habiller quelqu’un… il y avait déjà un petit début de « s’intéresser à un autre corps… »
AR : Oui, c’est vrai… d’envelopper un autre corps, de tourner autour… d’envelopper, de fermer l’enveloppe… sur elle, de … et alors ça me fait penser…. quand je faisais des vêtements pour quelqu’un d’autre, c’est à dire pour le théâtre et la danse, pour d’autres personnes ….
Mais s’il y a une chose quand même très difficile même impossible : c’est de faire un vêtement pour un homme. Parce que je pensais qu’intérieurement, je pouvais comprendre des choses par rapport à certaines femmes, que je pouvais être en connivence, mais avec un homme c’était pas possible. C’était comme si j’avais pas d’expérience intérieure de ce qu’il peut vraiment vivre, ressentir par rapport à son corps, à son affectivité…
Le travail sur d’autres personnes… je me suis dis ... pour moi ça n’a pas de lien avec l’apparence physique… mais par contre ça a des liens avec une histoire… comme d’apprivoisement… ou de connaissance .
Ca m’est plus facile de travailler sur un faux double, pas très loin de moi… ce que j’imagine qui n’est pas très loin de moi; que de travailler sur quelqu’un dont je ne comprendrais tellement rien que je ne sais pas par quel bout ça se prend !
… Je ne sais pas par quel bout je peux commencer… donc c’est comme un travail d’apprivoisement, comme si on n’y allait petit à petit et que là, j’ai peut être les chemins, j’ai peut être les clés, j’ai peut être…
En fin de compte c’est l’histoire du double, du faux double …peut être.
Tu m’as dis un truc qui m’a beaucoup parlé, parce que j’en ai rêvé : c’est à propos de cette femme qui avait exposé des vestes… qui avait décousu les doublures, et les doublures étaient tombées ..alors j’ai eu une image, pour moi c’était comme une ombre, comme quand tu regardes sur un miroir… et donc c’est reflété, la même chose est reflétée en bas…
Plus on me demande : « Mais pourquoi tu choisis tel corps plutôt que tel autre ? », alors que je suis sûr que c’est plutôt telle personne que telle autre…moi je crois qu’ il y a des histoires comme ça, de reflet.. de…ça doit pas être totalement vrai, parce que tu vois, Nina, je la connaissais pas du tout. J’ai pu travailler à partir de son moulage … mais en même temps, tu regarderas ce que j’ai fait d’elle, il y a très peu de signes. C’est comme si elle…. elle est tellement jeune qu’il n’y a pas encore de traces que je peux… moi je peux pas inventer, je peux pas …

JS : Le fait d’avoir envie que la photographie vienne en plus se rajouter dedans, c’était aussi que la photographie puisse continuer et aller plus loin dans le travail ?
AR : Oui, c’est ça, c’était qu’est-ce que la photographie pouvait… parce que tu sais j’employais des termes comme : « ça révèle », ou « le négatif », ou des trucs comme ça, donc je me disais aussi que quelqu’un dont c’est vraiment le langage allait apporter dans le même sens mais différemment, … peut être dans le même sens parce que c’est comme le fait que toi avec ton appareil photo tu dises : « moi j’ai envie de faire ça, j’ai envie de tirer le négatif de mon positif » et puis qu’on s’aperçoive que c’est pas le même négatif que mon négatif à moi … ça à l’air d’un jeu formel mais en même temps c’est un dialogue, ce que fait l’une entraîne une réponse … ou la réponse entraîne une suite pour l’autre …ça c’est…
JS :…Parce qu’il y avait les envers aussi qui étaient intéressants ..
AR : … ah oui, les envers, les « dedans » …
JS : Moi les « dedans » m’intéressent beaucoup. Les « dedans » pour moi sont la chose la plus mystérieuse.
AR : …Ca c’est un truc que je fais souvent, je commence un truc et ça pourrait être sans fin …
JS : …oui, mais je pense que c’est le propre de la création. On sent, à un moment, si la chose n’est pas finie ou si elle est finie. Si elle est terminée… mais ça c’est dur à expliquer… le pourquoi de …
AR : … ou si on peut pas aller plus loin pour l’instant, ou si on ne peut pas continuer.
JS : Pour moi tu vois, j’ai l’impression que c’est terminé… ou plutôt que ce n’est pas terminé tant que je n’ai pas employé, même de manière très, très sous-entendue, même au vingtième degré, ou de manière extrêmement symbolique ; ce n’est pas terminé tant que je n’ai pas employé le vocabulaire minimum dans lequel je reconnais mon travail. J’ai mis longtemps à comprendre ça. C’est à dire : i l faut qu’il y ait une dimension, par exemple, politique ; une dimension de référence à certains mouvements d’histoire de l’art, une dimension de référence à certains philosophes… mais.. même qui peut ne pas se voir ; mais moi je sais que c’est caché à l’intérieur et tant qu’il n’y a pas suffisamment de toutes ces strates là, je pense que le travail n’est pas terminé. Après quand il y a suffisamment de choses qui sont référencées à ce dont j’ai envie de toujours parler et ce dont je veux toujours me souvenir comme étant constituant du monde qui m’intéresse … tant que j’ai pas suffisamment fait de citations même invisibles, le travail n’est pas terminé.
Mais j’ai mis longtemps à savoir ça … c’était étrange d’ailleurs.
AR : Tu sais que la première fois que j’ai montré un vêtement sur un moulage, sur mon moulage, les gens ont très bien compris que c’était pas un mannequin particulier, que c’était le moulage d’une femme. Et quand ils ont compris que c’était mon propre moulage ils ont trouvé que ça avait à voir avec de l’indécence. Sur un mannequin ils auraient vu un vêtement, et là… là je pensais que c’était plus juste parce que pour moi c’était plus qu’un vêtement, enfin, ça disait pleins d’autres choses qui n’étaient pas de l’ordre vestimentaire .
JS: Dans les moulages que tu fais aujourd’hui, en fait, tu sais que le moulage ne produira pas finalement une robe ou une enveloppe qui soit portable par la personne qui a était moulée… ça c’est étrange tout de même. Il y a quelque chose qui est devenu très, très différent, entre le moulage qui sert à ajuster un habit au plus près d’un corps pour qu’après il soit vraiment à la juste dimension et le moulage qui sert … à quoi exactement ?
AR : … à reproduire, enfin à créer, à chercher à faire des enveloppes mais une enveloppe qui serait comme un double de la peau tout en ressemblant pas à la peau puisque de toute façon toutes les traces et tous les signes qui surgissent sont comme des signes complètement plastiques au sens du dessin. ça ressemble pas à un corps en vrai, tu vois pas des plis et des replis … et en même temps, c’est vraiment le volume du corps.
JS: Mais dans le passage, comme ça, de ce corps à trois dimensions à une reproduction de ce corps en deux dimensions qui n’est ni le dessin, ni la photographie qui est encore autre chose, qui est comme une sorte d’ aplatissement de la peau, … il y a tout de même quelque chose d’aléatoire parce que chaque fois que tu vas ajuster, , coudre au plus proche du moulage, … les plis que tu es obligée de former ne sont pas maîtrisables … c’est le corps qui décide tout seul de la forme de toutes ces …
AR : … c’est le corps qui guide, qui guide la main quand je le fais, et ….
JS: …tu disais que tu sentais…
AR : Oui, les histoires de tensions de tissu … comment il est posé… si, à ce moment là, ma main tire trop dans le biais ça ne va pas faire le même pli que si je tire dans le droit fil, et donc d’une fois sur l’autre, c’est suivant le moment… c’est un travail qui a beaucoup à voir avec le tactil, qui a beaucoup à voir avec le touché, c’est presque du modelage bien que ça ne soit pas du tout les même outils, et je suis sûre que le lendemain si je me remets à faire la même chose ça ne sera pas le même dessin de toute façon… avec l’espoir qu’on reconnaisse que c’est le même corps. Parce qu’effectivement, par exemple, le volume de face, le volume des seins, ça serait le même, et le volume du ventre aussi ; la largeur du corps aussi. Donc avec l’espoir qu’on reconnaîtrait avec un dessin différent que c’est le même portrait. Tu sais quand tu fais le portrait de quelqu’un, on le reconnaît, mais c’est pas forcement les même lignes qui sont privilégiées. C’est pas forcement les mêmes ombres, c’est pas forcement les mêmes nuances, donc je me dis … de toute façon je suis persuadée de faire un portrait !
JS : j’ai l’impression qu’on emploi toujours les mêmes mots, empreinte… double
AR : oui.. alors , effectivement ,quand on travaille… pour préciser… comme si l’on voulait préciser au plus près de ce que l’on est entrain de faire, on s’aperçoit que ce sont toujours les mêmes mots qui reviennent , un peu comme une litanie.. ;
Donc, il y a des mots pivots autour desquels on tourne, et ces mots… eh bien, ces mots, en fin de compte ils ne sont pas innocents. En plus ils se révèlent… ils ont plusieurs entrées … par exemple, on parle - et on voit – le décollement du moulage. C’est au sens propre, on le décolle du corps pour garder l’empreinte du corps…
Précédemment tu m’avais posé la question : pourquoi ?
Pourquoi pendant 25 ans je tourne autour de mon propre corps et que tout d’un coup, maintenant, je travaille sur le corps d’ autres femmes ? Eh bien, effectivement il s’est passé dans l’histoire de mon travail le désir de se décoller de moi- même…
J’ai l’impression que je là, je continue à raconter par des actes, par mon travail des choses, comme ça…
JS… parce qu’avant, ton travail n’était terminé que lorsque tu étais rentrée dedans..
AR : exactement…
JS: Il fallait même que je t’ai photographiée…
AR : A l’origine je me mettais dedans sous le regard des gens, je faisais une performance. Ensuite, j’ai eu besoin que tu me photographie , ça faisait parti de la démarche ; et maintenant je travaille sur le corps d’autres personnes. C’est comme si je ne suis plus dedans, mais face à mon travail, comme les peintres… ils sont face à face, je suis face à lui, ils son devant leur travail et pour moi, c’est quelque choses qui se passe, qui est important, c’est comme une évolution que je souhaites
JS… que tu souhaites…
JS… parce que tu vas partir avec la coquille que tu as prélevée, tu vas l’emporter sous ton bras… tu vas partir avec….
AR : oui, j’empreinte l’empreinte de ces autres femmes, c’est à partir de là que je vais commencer le travail , c’est le tout début.
l’origine du travail est absolument essentielle…
JS :En fait cette coquille que tu détaches, elle va même disparaître de l’œuvre
AR : Elle ne sera pas visible, c’est une étape qui ne va pas se voir. Je me suis posé la question…. Je fais cette coquille, ensuite je fais une autre empreinte qui serait considérée comme un double du corps. Ensuite je fais une autre coquille en tissu, qui serait le double de la peau… ensuite…. C’est ce que je passe dans la presse à gravure, et c’est ça que je montre… une fois que l’objet est passé dans la presse à gravure
JS : Donc, il est tout aplati, il a plein de petite plis qui sont serrés les uns contre les autres…est-ce qu’il y a un moment oùtu vas découdre tous les petits plis pour remettre le tissu complètement à plat ?
JS : Oui, ce moment aussi est prévu en fin de compte, il y a plusieur séquences…
JS : qui sont variables suivant la personne ?
AR : depuis les empreintes dermographiques…. C’est comme si ça se déplace tout doucement, ça évolue….
JS : Quand tu m’as dit que c’était une étape du travail qui allait complètement disparaître, j’ai eu envie de sourire intérieurement, parce que… je me rends compte que dans mon travail, je suis toujours entrain de photographier ce qui va disparaître, je suis toujours entrain de photographier un état des lieux avant disparition.. .finalement je suis toujours entrain de travailler dans un entre - deux , entre une histoire précédente et une histoire future , dans une sorte de charnière du temps. Et là encore On a jamais pensé que j’étais entrain de faire ça avec toi, mais on est encore dans une charnière du temps.
AR : Effectivement puisque tu as pris un film essentiellement sur ce moment là qui ne sera pas du tout visible…
JS : Et que personne ne m’obligeait à choisir !…
AR : Oui ! et, c’était étrange… parce que c’est comme un moment privé…puisque jamais dans ma tête il n’a jamais été pensé comme un moment qui serait à montrer …et tu as eu le désir de le filmer et en même temps… on était étonnées… on s’est dit : si quelqu’un voit ça… ça ne ressemble pas du tout à mon travail …c’est les prémices de mon travail,il ne faut pas croire que c’est ça que je fais !
… je trouve que c’est une étape importante…c’est pas que je nie le travail
JS : mais ça ne ressemble pas du tout à ton travail !…
AR : Oui ça ne ressemble pas à ce que tout le monde va voir.Je ne suis pas un sculpteur qui fait des moulages.