Claire Peillod

Cadran Solaire

Hôtel-Dieu, Art Press, fev. 1993

Jacqueline Salmon consacre principalement son travail photographique à l’architecture. Elle est parvenue, au cours des dix dernières années, à trouver dans ce genre souvent voué à l’objectivité documentaire ou au formalisme, la matière d’une œuvre personnelle, ambitieuse et sensible.
Hôtel Dieu, la série présentée à Troyes, confirme sa capacité à faire de l’image d’architecture le champ complexe de significations croisées. Le temps de l’architecture vient investir le temps de l’image : le langage photographique se construit à partir du langage architectural. Elle atteste sûrement de la permanence d’une démarche proprement photographique dans la production d’images contemporaines : sans lien avec l’image cinéma, les arts plastiques, ni même bien sûr l’usage photographique de l’universel reportage.
Cadran solaire est un espace d’exposition qui vit au rythme des saisons (quatre expositions par an). Il se compose de la chapelle et de la crypte-morgue de l’Hôtel Dieu de la ville, un hôpital voué à une prochaine réhabilitation en université. Jacqueline Salmon a arpenté l’hôpital déserté en habituée des lieux en instance : 8 rue Juiverie (Lyon, 1983) consistait en la visite d’un immeuble renaissance avant rénovation ; Hommage à Tarkovski (Die, 1986/88) s’attachait en temps réel au chantier d’un garage automobile se muant en bibliothèque très contemporaine : Greniers d’Abondance (Lyon 1991/92) saisit l’instant charnière, entre démolition et reconstruction, où le bâtiment 18ème d’origine apparaît dans sa réhabilitation en siège de la Drac Rhône Alpes.
Dans Hôtel Dieu, comme pour chacune de ces œuvres, cet état du bâtiment suspendu entre deux fonctions a la vertu de montrer l’architecture comme coquille désertée : l’image est un miroir tendu à une absence.
L’entre-deux est aussi le temps suspendu d’une mémoire « en travail » : l’image s’emplit d’un temps intérieur extrêmement dense où se superposent « l’avoir été là » de toute photographie et celui du lieu. La série déroule alors un récit discontinu diversement nourri. De souvenirs autobiographiques liés à la perte d’identité subie comme malade hospitalisée, quand la primauté de la déroute des organes fait que l’on substitue un numéro au nom. De détails qui dans la mémoire propre aux espaces sont les indices de la fonction hospitalière perdue. Des images subliminales s’affirment dans la durée d’élaboration du travail et élargissent ce temps intérieur à des représentations picturales de l’architecture : les portes toujours ouvertes laissent tomber une lumière diagonale, les perspectives s’enchaînent comme chez Saenredam, les intérieurs domestiques de Veermer naissent des carrelages à damiers comme des espaces restreints baignés d’une lumière oblique. En restituant la mémoire du lieu, l’œuvre restaure aussi le souvenir des « membres bienfaiteurs » qui lui sont associés par la superposition de leurs noms dans l’installation centrale. Imaginée sur le modèle d’un cimetière iranien, elle assemble en bouquet des images brandies sur de hautes tiges de métal. Cette mise en espace transforme la photographie en icône, et atteste du pouvoir de l’image associée au pouvoir performatif du nom. On attendait la photographe au tournant de cet exercice périlleux qui constitue la mise en espace de photographies, tout à fait classique quant à leur réalisation, dans une chapelle au lourd décor. L’essai est magistralement réussi, car le dispositif corrobore le champ de signification des images et relève lui aussi d’une « esthétique de la pudeur » propre à ce travail photographique. Ni mémorial brûlant, ni jeu spectaculaire, l’installation refuse le choc émotionnel et le didactisme superflu, tout en habitant la chapelle.
Par un renversement lentement élaboré au cours du travail –qui a duré ici trois ans-, la photographie n’est plus l’image du réel mais son intériorité. La surface du papier n’est pas un miroir qui reflète mais un miroir sur lequel affleurent des significations de moins en moins brouillées. Les photographies des « chambres translucides » aux portes de verre sablé, le miroir opaque installé dans la crypte, les calques sur les images sont autant de mises à distances et de métaphores possibles de cet « absentement » du réel comme du photographe dans l’image, et de leur immanence. La question n’est pas d’aller au-delà des apparences, mais de les laisser monter : dans ce plan de la chambre noire où s’inscrit la perspective, dans ce plan où l’invisible s’articule au visible. Il y a une chimie de la mémoire comme du révélateur photographique.