Dans la nature, c'est l'eau qui voit, c'est l'eau qui rêve

in: Entretien avec Jean Christian Fleury, Journal galerie Mathieu, N° 6, 2005

Jean-Christian Fleury Depuis plus de vingt ans, tu photographies essentiellement des lieux construits, chargés de sens, des scènes vides. Est-ce le résultat de ta formation artistique et littéraire qui t’a d’abord conduite vers la scénographie ? Toujours est-il que tout ton travail découle de cette fascination pour ces espaces muets où se lisent les signes d’une vie absente. Ce travail peut paraître distancié : l’architecture, la topographie ne sont pas, a priori, des sujets qui appellent l’épanchement personnel. C’est pourtant la totale sincérité, l’implication qu’on y décèle qui m’ont touché et m’ont donné envie de te connaître. Ce qui m’a intéressé aussi, c’est ce détour, cette stratégie, plus ou moins consciente, qui consiste à parler d’autre chose pour aller au fond de soi *
Dans ta nouvelle exposition à la galerie Mathieu, tu présentes, rassemblé, ce qui d'ordinaire figure dans des séries autonomes.
On entre et l'on voit les ruines du temple de la reine de Saba, un escalier en spirale, le portrait de Gérard Richter, celui d'un jeune garçon, une suite de photographies de la série Lônes...
Dans la salle de droite, trois photographies d'un cloître , un paysage, deux portraits de Paul Ricœur, les jardins de la villa Noailles, une toute petite fille et un homme jeune. Dans la salle du fond, ce sont des photographies récentes et en couleur du parc de Méréville, les ruines du moulin, le panorama de la Juine au printemps, en automne et en hivers, une grotte, le cercle au sol tracé par les fondations d'un temple photographié en couleur et qui fait face à son image négative en noir et blanc. On reconnaît certaine de tes photographies, on en découvre d'autres. Les portraits semblent traversés par une inquiétude. Les paysages, les vues d'architectures laissent une impression de fragilité, de mélancolie rêveuse ou parfois d'étrangeté. Comment as-tu fait ton choix?

Jacqueline Salmon Il s'est fait petit à petit. Les premières images ont été celles du cloître de Santini à Zdar nad Sazavou, très noires, très mystérieuses, mais qui citent un architecte qui me passionne. Alors qu'en France à la même époque, la fin du XVII ème siècle, on embrassait les bâtiments d'un seul coup d'œil, lui, invente déjà la promenade architecturale, il déjoue les règles de la perspective, joue avec les formes. Au centre du cloître, son église a un plan en forme d'escargot. Dans le même village son cimetière est en forme de Lyre....C'est quelqu'un qui me fait rêver...

JCF Mais on ne voit pas tout ça sur ces photographies...

JS Non, on ne le voit pas mais on sent bien que l'on ne connaît pas ces espaces, ils ne font pas référence à notre culture classique.
Ensuite j'ai eu envie d' arbres, de miroirs d'eau et de portraits que je n'avais jamais montrés. C'est une qualité d'émotion ou plutôt d'interrogation qui a intuitivement lié l'ensemble

JCF
A propos d'interrogation, il y a ce cercle énigmatique au sol, dans le parc de Méréville.

JS C' est la marque circulaire laissée par les fondations du temple de la piété filiale. Il a été démonté et reconstruit ailleurs. Ce n'est plus que la trace de son dessin, de ce qui a précédé la construction.

JCF
Mais paradoxalement, c'est aussi ce qui en reste après le passage du temps: c'est comme un retour à l'origine. Est-ce pour cela que face à la photographie en couleur tu montres son négatif en noir et blanc? Ce n'est pas la première fois que tu utilises des doubles négatifs et positifs.

JS
C'est l'idée de passer dans l'épaisseur de la photographie ou encore de montrer ce qui précède l'image cette charnière entre la réalité et sa représentation . Mais cela se rapporte aussi au miroir, au reflet, à l'ombre, à la question des apparences, et c'est finalement le sujet de cette exposition.

JCF Cela renvoie à une conception néoplatonicienne de l'image : pouvons nous atteindre à l'identité des choses par delà leur reflet fugitif ?

JS Les iraniens ont une belle manière de poser cette question: dans le jardin persan traditionnel (qui est une figuration du jardin d'Eden), il y a des miroirs d'eau dans lesquels l'architecture se reflète et se brise au moindre souffle du vent.
Il y a quelque chose du miroir dans l'image photographique.

JCF Il y a aussi tes photographies des lônes dans lesquelles on hésite entre reflet et transparence.

JS Il s'agit là encore de pénétrer dans l'image, de passer à travers le miroir, de perdre ses certitudes. Dans cette série qui date de 1989, j'ai choisi quelques photographies parce qu'elles étaient pour moi évidentes dans l'esprit de l'exposition, comme étaient évidentes certaines photographies de la villa Noailles où l'architecture de Mallet Stevens se reflète dans le bassin du jardin cubiste.

JCF Cette manière oblique d’aborder l’humain, c’est sans doute aussi ce qui te permet d’éviter l’anecdote et d’atteindre à l’universel, à l’intemporel. Pourtant tu n’as pas éludé la figuration du corps.
Comment s'insèrent les portraits dans cet ensemble?

JS L’idée d’associer des portraits et des lieux est nourrie de la succession de différents projets.
Dans l’exposition Hôtel-Dieu les “portraits” des membres bienfaiteurs sont les photographies des lieux. Un calque voile les tirages sur lequel est inscrit le nom de ceux grâce à qui ces lieux ont existé.
La même année 1992, la publication du livre Le grenier d’abondance a certainement été déterminante. Il s’agissait d’une série de photographies réalisées pendant trois ans dans le chantier de la DRAC de Rhône-Alpes. Patrice Béghain qui en était directeur désirait que les artistes soient mobilisés par l’installation des nouveaux bureaux dans le superbe bâtiment construit par de Cotte. Il a décidé de demander des textes aux principaux acteurs de la région Rhône-Alpes : Tavernier, Planchon, Martinelli, Lavaudan, Favier, Sclavis, etc. Éric Cez, qui était alors mon assistant, allait les rencontrer avec les tirages. Le choix était souvent long et hésitant, mais une fois fait, il semblait impossible de revenir dessus. Les textes mettaient en relation l’espace représenté avec les préoccupations personnelles des auteurs. Un jour où j’étais à Paris chez mon amie Barbara Loyer, en panne de lecture, je suis tombée dans sa bibliothèque sur La poétique de l’espace. J’en gardais le souvenir d’un livre essentiel et je l’avais cependant oublié. Gaston Bachelard y parle du lieu secret que chacun porte à l’intérieur de soi, grenier de son enfance, lieu de la première solitude, espace vécu ou imaginé…
Dans cette exposition, il y a une toute petite fille qui a beaucoup de volonté, qui semble même furieuse , un petit garçon méditatif et inquiet, des un homme jeune et fragile, un portrait de Gerard Richter, deux portraits du philosophe Paul Ricoeur.
Il y a eu pour moi une évidence à rassembler ces portraits que je n'ai jamais montrés. Il ne s'agit pas, comme dans la série Entre centre et absence que j'ai montrée en au Musée Paul Dini, de constituer des diptyques.

JCF Pourquoi, dans le cas de Paul Ricoeur, proposes-tu deux expressions : l'une d'inquiétude, l'autre de joie ? Est-ce parce que tes portraits sont avant tout des témoignages d'un moment particulier passé avec quelqu'un, d'une rencontre et qu'ils ne prétendent pas refléter la totalité d'une personnalité ?

JS J'ai fait son portrait un jour grave et triste pour lui, c'était cette année en janvier, il venait de perdre un être cher, qui était encore là, dans la maison. Il m'a malgré tout donné généreusement son temps et son attention, lorsque je l'ai su, au moment de le quitter , parce-que je lui disais que sur les photographies il serait triste et pensif, j'ai été envahie d'une vague d'émotion j'éprouvais de la reconnaissance, de l'admiration, de l'amour, le mot n'est pas trop fort. Je l'ai quitté vacillante sous le poids de ma responsabilité. Je lui avais dit "ce sera le portrait de ce jour là..." ensuite, seule devant les planches contact je n'arrivais pas à choisir , j'ai fait beaucoup de tirages de lecture plus clairs plus sombres, recadrés (ce que je ne fais presque jamais) il était parfois tout petit, inquiet ou soudain hiératique, d'allure noble ou fragile, souriant largement une seule fois et ce sourire de sage oriental était un cadeau inimaginable ... je n'en finissais pas de ne pas choisir... Je me suis souvenu du jour ou parlant avec toi de la difficulté du choix d'un portrait, il y a plusieurs années déjà, tu m'avais dit "évidemment c'est une vision parcellaire qui sera regarder comme un tout" sans doute qu'à ce moment là déjà j'ai pensé qu'il serait intéressant de montrer plusieurs portraits du même instant . Cela s'accorde avec mes doutes grandissants et avec ma conscience de plus en plus aiguë du temps, au temps que l'on accorde au regard, mais aussi au temps vécu, au temps qui reste, au temps mystérieux de l'enfance dont on oublie tous les drames. J'ai peut-être voulu avec ces portraits associer le temps des hommes, le temps du monde et le temps de l'Histoire,

JCF Par exemple en choisissant les ruines du temple de la reine de Saba dans le désert du Yémen ?

JS Oui, est-ce un mythe? Est-ce une trace de notre l'Histoire à son origine? Ce qui m'intéresse le plus avec cette photographie, c'est à quel point elle répond au projet incroyable d'Aurélie Nemours qui est entrain de se réaliser à Rennes : soixante-douze colonnes de granit blond, hautes de quatre mètres cinquante. Le temps devient étale comme si l'on était encore dans cette pensée orientale du temps cyclique qui constamment se renouvelle, si loin de notre vision progressiste à laquelle pourtant je veux croire

JCF Cette image de vestiges en plein désert, comme celle de cet escalier improbable taillé dans un rocher ou celles du parc de Méréville me ramènent à cette idée que même la nature n'est pas épargnée par le doute puisque, dans tes images, elle porte la marque de l'homme, de son histoire, puisqu'elle aussi est "civilisée".

JS En tous les cas notre regard lui n'est pas épargné par le doute! Bernard Lamarche Vadel disait que la photographie était l'outil qui permettait à l'artiste d'avoir une position philosophique face au monde. Cela m'a paru particulièrement convainquant à une époque où je me posais la question de ce choix pour moi-même. Une approche philosophique, sans la nécessité d'employer des mots, autoriser l'intuition sans avoir à s'en expliquer, jouer sérieusement des associations de pensée, se propulser dans la réalité, regarder attentivement, fabriquer des images, les associer et laisser le sens de tout ça ouvert à toutes les interprétations, c'est cela qui me donne envie de continuer !

* l’introduction est extraite du livre Entre centre et absence, entretien entre Jacqueline Salmon et Jean Christian Fleury.