Franck Delorieux

Jacqueline Salmon, évidemment

in: Les lettres françaises, 3 juillet 2010

Jacqueline Salmon excelle aussi bien dans la photographie en noir et blanc qu’en couleur, dans le portrait que dans le paysage, la représentation de faits de société ou d’architectures. Une série de photographies du camp de Sangatte montre violemment, sans jouer de pathos ni d’effets de manche engagés, l’inhumanité du sort réservé aux sans-papiers. Cette déshumanisation se montrera également dans une série de vues de chambres pour clochards SDF installées dans des hôpitaux ou des casernes désaffectées. L’art de Jacqueline Salmon est humaniste au sens de la Renaissance : même si les hommes ne sont pas représentés, l’homme est placé au centre de son travail. L’architecture ne se résume pas à un ensemble de lignes, de courbes, d’angles et de volumes. Elle dit quelque chose de la nature humaine, de sa condition, comme on le voit dans la magnifique série consacrée à l’abbaye-prison de Clairvaux alors en voie d’être restaurée – série qui a fait l’objet d’un livre, avec des textes de Charles Juliet et Thierry Dumanoir, édité en 1995 aux éditions Marval. Quant au paysage, il a fait l’objet d’un autre ouvrage consacré au jardin de Méréville dessiné par Hubert Robert, préfacé par Monique Mosser (éditions de L’Yeuse, 2004). Jacqueline Salmon travailla également à une série de portraits des artistes, créateurs ou penseurs majeurs de ces dernières décennies. Les portraits de Derrida (un des plus beaux), Louise Bourgeois, Xenakis, Duras, Mafouz, Tarkovski… se virent confrontés à des images d’architecture, de paysage qui représentaient, symbolisaient l’œuvre de chacun. Ainsi, la photographie ne se contente plus de représenter mais donne à penser. Comme le dessin selon Léonard de Vinci, elle devient une cosa mentale.

Aujourd’hui, à la galerie Michèle Chomette, Jacqueline Salmon présente une série de photographies de légumes réalisées avec le concours de Robert Hammerstiel. Le mot « légume », nous apprend Émile Littré, vient du latin legere qui signifie « cueillir » et « lire ». Que pouvons-nous lire dans les légumes de Salmon ? Déjà une histoire de l’art, de l’art botanique. Ces œuvres évoquent d’emblée les planches botaniques du XVII° ou du XVIII° siècle. Elles jouent avec elles comme en un jeu de miroir où l’appareil photographique répond à l’encre et aux rehauts de couleurs. Elles en ont la limpide simplicité, la grâce légère. Les photographies ont le même aspect net, définitif, donnant une image parfaite de l’objet. L’objet ? Coco rose, navet rave, poivron rouge, persil, chou-fleur, poireau, bette, haricot grimpant, navet de Chine, tomate grappes, carotte… Prenons, par exemple, le navet de Chine. Il a été méticuleusement sorti de terre, lavé, nettoyé de toute trace d’insecte, soigneusement posé sur un fond neutre, ocre, mais pas totalement uni, évoquant l’enduit lisse d’un sol et qui donne à l’image un délicieux velouté (n’oublions pas que le velouté est aussi une soupe…). La photographie fut prise en plongée, frontalement, avec une lumière douce et nette. Le tirage montre le navet, mais aussi tous les autres légumes, à leur taille réelle. Ainsi, la photographie du haricot grimpant, comme une guirlande lâchée ou une colonne de végétale, composée de deux images, mesure-t-elle 240 cm de haut. Nous avons donc, sous nos yeux, le légume tel que nous ne le voyons jamais, ni dans un jardin, ni sur les étals des marchés.

On connaît la célèbre phrase de Sartre, « l’existence précède l’essence ». Ici, l’existence du légume est bien réelle mais c’est son essence qui a été captée. Dans le texte de présentation de l’exposition, Jean-Christophe Bailly montre que ces œuvres n’appartiennent pas au genre de la nature morte mais plutôt du portrait ou du nu : « Le nu, parce que soustraits à l’habituel habillage jardinier, marchand ou culinaire, ces légumes sont pour ainsi dire autorisés à se montrer sans nul appareil. Et du portrait parce qu’il ne s’agit à chaque fois que d’un individu singulier – tel cardon ou tel chou incarnant certes son espèce, mais sans qu’aucune portée générique ou emblématique ne soit accordée à sa forme comme un privilège. » Le légume n’est tous les légumes qui portent le même nom que d’être unique. Il est tous les légumes comme chaque homme est, en lui-même, tous les hommes. Le singulier est de mise ici. Jacqueline Salmon a photographié des évidences de légume.