Michèle Cohen Hadria

Les chambres précaires

Art press N° 246 , mai 1999

Traiter en art du problème des sans-abri pourrait laisser craindre une dérive dénoncée ici et là comme « esthétisation de la misère ». Les Chambres précaires de Jacqueline Salmon échappent pourtant à cet écueil. Guidée par une visée ethnologique du bâti institutionnel, l’artiste analyse depuis quinze ans le destin mouvant d’architectures hospitalière, carcérales, monacales dont elle extrait une paradoxale archéologie moderne. Dans cette œuvre rigoureuse, le bâti se perçoit comme révélateur social tant en ses structures historiques les plus enracinées qu’en celles instables ou déceptives.
Thème récurrent du lieu caritatif : le lit. Périmètre modeste épousant le moule du corps ou « métaphore du cercueil » (Henri Maldiney), il devient son fil rouge, sa clé. Sans doute y voit-elle, amplifié, « le traumatisme intérieure d’un déménagement », (recherche menée avec Michel Rautenberg en 1987). Sans doute y perçoit-elle aussi le renversement d’un autre travail, 8 rue Juiverie (1988) où, dans un appartement déserté du vieux Lyon, elle relevait des traces d’intimité (romans-photos, restes de tapisseries à fleurs). Car au mur des dortoirs d’urgence, s’épinglent de plus étranges papiers. Défense de fumer, logo mal photocopié, rappel que le lit n’est ici que prêt public. Un chiffre, étiqueté sur la cloison décourage toute tentative d’un marquage territorial, tout patronyme. Seuls les draps retournés et les matelas gardent l’empreinte de corps anonymes, hâtivement absentés. Les lits semblent même poussés contre le mur, comme à l’extrémité d’un monde. Parmi ces photographies qui gravitent dans la galerie, le compartiment d’un wagon de la SNCF improvisé en dortoir accuse cyniquement cette sensation d’un « voyage », d’un tournis.
Y trouvant quelque similitude avec son Surveiller, punir et vivre consacré à Clairvaux (cloître devenu prison), l’artistes voit en ces structures publiques éphémères (parfois d’anciens ministère voués à la démolition), une solution nécessaire mais carente ; l’échec d’une politique sociale dépourvue de toute vision globale. Dès lors, le sans-abri qui - tabou collectif oblige - transite dans nos périphéries mentales, lui paraît condamné à une « rédemption » sans objet.