Michèle Chomette

Zone Dechets nucléaires

in: dossier de presse, 2006 European photography 77 été 2005

Quelles images donner aux polémiques contemporaines sociales et politiques? Jacqueline Salmon répond à cette interrogation depuis 1991 en proposant une alternative, autant éthique qu’esthétique, aux volontés illustratives et documentaires habituelles. Elle privilégie des lieux où se manifestent et se concentrent les spéculations actuelles, des foyers de déficiences, de désordres ou de risques; en choisissant de traiter son sujet par la seule représentation des sites, en refusant la narration d’histoires individuelles et l’anecdote, elle préfère se pencher sur le cadre de faits représentatifs d’un système. Ce faisant, elle adopte une nouvelle posture visuelle et politique : parler de la société en saisissant l’humain à travers le lieu, et inciter le spectateur à mener sa propre analyse par l’observation et la réflexion.

La galerie présente le dernier travail de Jacqueline Salmon : les zones de traitement et de stockage des déchets nucléaires par la COGEMA et par l’ANDRA. Après avoir attendu très longtemps l’autorisation de photographier les lieux, elle a axé son travail sur la logistique du transport, le traitement des combustibles nucléaires usés sur le site de La Hague et le stockage des déchets FMA dans l’Aube. Située à 25 km de Cherbourg, l’usine de La Hague traite les combustibles usés en provenance de réacteurs nucléaires appartenant à des compagnies d'électricité françaises, européennes et asiatiques. Ce traitement consiste à séparer les matières recyclables (uranium et plutonium) des déchets non réutilisables (appelés "déchets ultimes") qui seront vitrifiés. Jacqueline Salmon en a suivi les différentes étapes : transport, déchargement, entreposage, cisaillage, vitrification, ses images nous plongent, loin des a priori visuels liés au nucléaire, dans un univers étonnant et atteignent à la théâtralité de la fiction tout en restant au plus près du réel.

En prenant le parti de photographier uniquement le lieu de manière neutre et distanciée, Jacqueline Salmon ne délivre ni dénonciation ni apologie, elle propose la vision objective d’une réalité polémique. Cette démarche, initiée lors de ses travaux antérieurs dès Hôtel-Dieu (1991-92), Clairvaux (1993-96), In Deo (1994), l’Arsenal (1999), Chambres Précaires (1997-1998) et enfin Le Hangar, Sangatte (2001), s’appuie sur le langage vernaculaire du lieu : on ne voit ici ni humains ni déchets nucléaires. Des conteneurs affrétés par train arrivent au Terminal de Valognes. Leur extérieur relève d’un emballage type (tout comme les tentes "onusiennes" abritant les sans papiers de Sangatte), et ne laisse pas présager de leur contenu. Les différentes étapes du traitement de ces déchets se font sous atmosphère stérile dans des lieux sous haute surveillance : seule une petite vitre rectangulaire permet de voir les installations techniques actionnées par des robots depuis la salle des conduites. Jacqueline Salmon a donc pu découvrir les ateliers de déchargement et de vitrification au travers de ces hublots qui l’ont contrainte à adapter ses prises de vues: sur certaines photographies des marges noires enserrent l’image et nous placent dans la position même de l’artiste. Apparaissent également des rectangles de lumière, reflets des néons sur la vitre, qui viennent matérialiser la séparation des deux espaces : humain et technologique. L’univers qui nous est entrouvert offre une certaine complaisance esthétique à la photographie. La piscine d’entreposage se découpe graphiquement en une multitude ordonnancée de petits bacs dont l’agréable couleur bleu translucide masque la gravité de nature. Des différentes salles où sont traités spécifiquement les déchets on n’appréhende que des machines somptueuses irradiées par un bain luminescent de couleurs or, vert et bleu, et le mystère demeure entier.

De cette énergie la mémoire collective, en ne retenant que le pire : la bombe et la catastrophe de Tchernobyl, associe l’ensemble des aspects à des images sinistres liées au danger, aux traumatismes et à la disparition. Avec un grand souci de la Res Publica, Jacqueline Salmon s’est aventurée dans les territoires ultra spécialisés du nucléaire civil, pour donner à voir avec simplicité et ouverture d’esprit, sans discours, des lieux clos sur le secret de leur fonction et sur leurs responsabilités de sauvegarde technologique. Ce regard direct, dépourvu d’affect comme de préjugé, démontre comment une artiste peut faciliter l’accès à un état de conscience des réalités prospectives contemporaines.