Dominique Baqué

architectures, flux,exils

in: Art press N° 277, rubrique la photographie, mars 2002.  l' art en ses confins, passage de témoin.
Pour un nouvel art politique, de l’art contemporain au documentaire, Flammarion, 2004

Comment dire le social, comment témoigner du politique et comment faire œuvre, aussi, sans jamais recourir ni à « l’image-choc » barthésienne, ni à un photojournalisme obsolète, ni, enfin, à l’ignominie, visuelle et éthique, de la photographie humanitaire ? Photographiant architectures défuntes, lieux à l’abandon, hôpitaux, prisons et chambres précaires, c’est la question à laquelle, obstinément, ne cesse de se confronter Jacqueline Salmon. Discrète, pudique, toujours retenue et distanciée, mais cependant toujours porteuse d’enjeux radicaux, l’œuvre s’affirme et se confirme dans Le Hangar, préparée et annoncée par la très belle série dite des Chambres précaires, ces lieux de passage destinés aux sans-abri, expulsés du champ social par un capitalisme qui, de plus en plus, met à terre — stricto sensu — les inefficaces, les sans-emploi, sans-abri, sans-papiers, ceux qu’autrefois on eût appelés les « damnés de la terre », mais qui se réduisent aujourd’hui, jusque dans leurs corps, à des déchets. Entre le silence des gouvernements et ce trop bruyant caritatisme institutionnalisé dont il semble aller de soi, dorénavant, qu’il est la norme.

Le hangar donc : à Sangatte, centre d’accueil géré par la Croix-Rouge — et aujourd’hui fermé par le ministre de l’Intérieur français —, où des milliers de réfugiés, pour la plupart venus d’Afghanistan, d’Irak, d’Iran, mais aussi de Russie, tentaient chaque nuit de gagner l’Angleterre, ainsi devenus malgré eux objets de polémique entre la presse britannique, qui accusa le laxisme de Tony Blair, et la France, qui avoua, une fois encore, son échec quant à la politique du droit d’asile.

Le choix de Salmon est éthique autant qu’esthétique : ici, nul enfant sur lequel jeter sa plainte compassionnelle, nulle mère avec laquelle croire partager la douleur, nul vieillard dont on aimerai tant alléger la mort prochaine. Des tentes, des « cabines » destinées au regroupement des familles, des lits de camp pour les personnes isolées. À peine quelques silhouettes, rarement entr’aperçues, alors que, paradoxe, on imagine ce hangar surpeuplé. C’est que montrer l’humain serait, en l’occasion, une indignité. Une faute morale. Ne montrer que le lieu, dans son ingratitude et sa précarité, est une façon d’en appeler, non point à la pitié, dont on sait combien elle peut être veule, narcissique autant qu’inefficace, mais à la pensée.

Regarder, affronter ces bâches, modestes tentatives pour préserver une intimité perdue, ces lits de camp aux immanquables connotations militaires, ces draps froissés où des corps rompus ont chu d’épuisement, ces étendages où l’on devine, suspendus à des grilles carcérales, chaussures, vêtements, et draps : non pour pleurer, mais pour articuler quelque chose de l’ordre du politique — enfin. En élaborant les conditions de possibilité d’un témoignage « actif » qui ne doive plus rien à l’humanisme nauséabond d’un Sebastiào Salgado, ni au misérabilisme caritatif, ni aux reportages par trop « massifs » du type Magnum, Salmon s’essaye à une nouvelle posture visuelle et politique, mais elle invite aussi, avec ce radicalisme pudique qui la caractérise, à une lecture des images qui soit indissociablement une pensée et un acte.

Stratégies du retrait, du silence, voire de l’invisibilité : une part non négligeable des productions artistiques contemporaines choisissent de donner à penser plus qu’à voir, et, loin des assertions néo-avant-gardistes comme de l’illusion relationnelle, s’essayent au plus risqué, au plus fragile — au plus riche aussi, peut-être.

Dominique Baqué