Dominique Baqué

pour un mémorial de la pensée

Eikon, n° 12/13, Wien 1995 Art Press, rubrique, La photographie, Avril 1996

L’oeuvre photographique de Jacqueline Salmon est de celles qui savent écouter le silence et ménager des espaces de retrait, de méditations. Qu’il s’agisse de chantiers en cours, d’appartements vides de leurs habitants, d’un ancien hôpital aux murs écaillés et aux dallages que ne font plus résonner les pas des malades, qu’il s’agisse enfin d’une pyramide à Saqqarah ou d’un éblouis dans le désert, il est advenu quelque chose dans et par ces lieux, et c’est cela même qu’il faut sauver de l’oubli, constituer en mémorial.
Imaginaire de la perte et du manque, peut-être. Conviction que l'art est investi d'une fonction éthique et mémoriale, sans aucun doute.
Il n'est pas d'image, ici, qui ne témoigne -à jamais- de ce qui a été perdu et ne tente d'en restituer le vivant souvenir. Non pas l'abstraite mémoire des faits, mais l'intime remémoration d'un lieu où, tel un palimpseste, s'emboîtent les strates successives d'une histoire menacée de s'effacer.
Pour la première fois aux lieux sont venus s’associer des visages. Entre centre et absence présente des portraits, ceux des artistes – peintres, sculpteurs, et architectes, musiciens, hommes de lettres, chorégraphe ... – à qui J.Salmon a voulu rendre hommage, consciente que sans eux elle ne serait point elle-même, que leurs oeuvres avaient su, profondément, modifier son existence singulière. Pour autant, il n’y a rupture entre ce dernier travail et ceux qui l’ont précédé – préparé, aussi : car une même austère et classique sobriété caractérise les portraits de lieux et les architectures de visages.
Du lieu au visage, le passage s'est doublement opéré à partir d'une oeuvre antérieure, Le Grenier d'abondance, où plusieurs personnes avaient choisi et commenté un espace, une architecture, qui leur parlaient intimement et en quoi elles pouvaient se reconnaître ; et grâce à la lecture, souvent réitérée, de La Poètique de l'espace,où Bachelard évoque les premiers lieux, ceux de l'origine, de l'enfance, ceux, tout aussi bien, de la première solitude. D’où le projet de confronter en une série de diptyques un portrait et une architecture, celle-ci fonctionnant comme la métonymie d’une personnalité, d’une oeuvre. C’est dire que le visage ne saurait se lire sans l’écho du lieu, c’est dire aussi que ce lieu doit énoncer, sur l’oeuvre et son auteur, une vérité qui ne se réduise pas au choix subjectif de la photographe, mais qui puisse se partager et se transmettre. La photographie vient ainsi dire que nous habitons un même monde et que ce monde a été articulé par des oeuvres fondatrices. Ces oeuvres nous parlent, nous soutiennent, constituant ainsi, à leur façon, notre regard, notre histoire personnelle, notre façon d'être un monde. Elles fondent une culture, une vie de la pensée, dont Salmon espère perpétuer le souvenir.
Non sans un sens aigu de l’urgence et de l’irréparable : car, de même qu'à Troyes, à l'Hôtel-Dieu, la rédemption de l'oubli s'effectuait dans l'espace, par une réappropriation ultime du lieu avant sa destruction et par l'inscription du Nom (celui des défunts donateurs), ici c’est l’ontologique précarité des êtres, l’imminence de leur mort qu’il faut conjurer. Pour celui qui, un jour, une année, un siècle plus tard, passerait devant sa tombe à Saqqarah, un Egyptien a inscrit, il y a si longtemps maintenant : "Toi qui passes, prononce mon Nom, afin de me donner la vie éternelle ! " L'invocation est souvenir vivant, mise en oeuvre de la mémoire. Et bien plus qu'un simple signe d'identification ou qu(un critère de reconnaissance sociale, le Nom personnel est la dimension essentiel de l'individu. Le Nom sera chose vivante : en l'écrivant ou en le prononçant, on fera vivre ou survivre l'être dont il est la marque singulière. Ainsi l'énonciation est-elle parole ritualisée, liturgique. Eternisant ce qu'elle rapporte, elle véhicule un passé qui ne passe pas, elle fige le temps en un passé-présent éternel.
John Cage, Satyajit Ray sont morts. En constituant le portrait de Louise Bourgeois, Jacques Derrida, Gerhard Richter, Claude Lévi-Strauss, Bill Viola, Lawrence Weiner ... J.Salmon renoue avec l’archaïque et primitive énonciation : dire le Nom, montrer le visage, signifier métaphoriquement l’oeuvre, ce n’est pas seulement rendre hommage, c’est aussi et plus radicalement préserver la mémoire d’une oeuvre, ad infinitum.
Comme a pu le dire si justement Derrida, il lui faudra maintenant « vivre avec une image de plus qui (le) regarde et parcourt le monde »... Car portraiturer un visage ne saurait se réduire à un acte neutre, sans conséquence : accepter de se laisser photographier, c’est choisir, au-delà du masque social, d’abandonner, ne serait-ce qu’un moment, armes et bouclier, c’est consentir à donner, sinon la vérité, du moins une des vérités de ce que l’on est. Et photographier l’Autre, c’est instituer une zone de retrait où quelque chose d’essentiel va pouvoir se nouer de part et d’autre de l’objectif.
C'est n'être plus qu'un regard en attente, un regard attentif, "intéressé par l'instant dans le silence" (J.Salmon), c'est enfin être capable de cette conduite paradoxale qui caractérisait aussi, quoique sur une autre modalité, Richard Avedon : le don d'une énergie intense qui est aussi, et dans le même temps, effacement de soi, conscience d'une responsabilité.
Effacement, refus du décor et de la distraction, austérité : on pourrait être tenté d'en référer aux portraits de l'école de Düsseldorf, à Thomas Ruff ou Thomas Struth. Il n'en est rien. Car là où certains épinglent des inconnus comme des papillons, alignés à la suite les uns des autres selon une méthodologie qui emprunte doublement aux sciences sociales et à un certain conceptualisme, J.Salmon choisit certes une esthétique de l'effacement, mais privilégie toujours le fragile miracle d'une rencontre, la vérité d'une relation qui s'est jouée à deux. Davantage encore : elle ne conçoit pas l'acte photographique sans un accompagnement de notes et de réflexions, ni surtout sans l'effort fait pour aller vers l'Autre. Convaincre, se déplacer, voyager, apprivoiser un visage, un lieu, une histoire, font partie intrinsèque de l'acte de portraiturer. Point de portrait sans effort, y compris physique : sans cette fatigue dont, récemment, Peter Handke écrivait le si bel éloge ...
Ainsi, entre un visage, un lieu, le regard de J.Salmon et le nôtre se tissent ce que l’on pourrait appeler des affinités électives : entre le visage austère de Merce Cunningham, le radicalisme de la maison de Mies van der Rohe à Krefeld qui lui fait écho et l’ascétique dépouillement des chorégraphies dont chacun de nous garde le vivant souvenir. Entre l’âpreté des énonciations conceptuelles de Lawrence Weiner et ces blocs erratiques qui, sur la partie droite du diptyque, scandent la nudité du désert. Entre le regard aiguisé dont l’intelligence embrase le visage de Jacques Derrida, l’éclat blessant de la saline de Giraud, comme entre les traces, empreintes et sillons qui creusent l’absolue blancheur du sel et les rides qui barrent profondément le front, dessinent comme une étoile autour des paupières, griffent les joues.
Les portraits les plus convaincants s'avèrent être ceux où le corps de l'Autre a consenti : la nudité désarmée de Michel Kéléménis, la complicitée à peine esquissée, juste dessinée, sur les lèvres de Louise Bourgeois, la concentration presque douloureuse de Bill Viola.
À l’idéal trop massivement humaniste de Family of man, dont Roland Barthes avait su dénoncer les implications idéologiques, J.Salmon a préféré le projet, par définition ouvert, jamais achevé, de réunir une « famille de pensée ». Ses photographies inventent l’espace spécifique d’un échange, conceptuel et sensible, entre tous ceux qui viennent « s’y » reconnaître et reconnaître dans les oeuvres ainsi évoquées un réseau, riche à l’infini, de connaissances, de rencontres et croisements.
Un espace de circulation et d’échange pour la pensée libre, qui est aussi la libre pensée. Celle d’hommes et de femmes qui ont « inventé la part sensible du monde contemporain, en sachant lui préserver des plages de concentration silencieuse" (J.Salmon).