Gaston Bachelard

L'eau et les rêves

Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, 1942.
La recherche photographique n° 11 Déc. 1991 , L’ombre
Extrait de Lônes , Le Rhône et le sacré, Jacqueline Salmon, Marval , Paris 1989

Gaston Bachelard, L'eau et les rêves
Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, 1942.

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Partons donc des lacs ensoleillés et voyons comment soudain les ombres les travaillent. Un côté du panorama reste clair autour de l’île des Fées. De ce côté, la surface des eaux est illuminée par « une splendide cascade, or et pourpre, vomie par les fontaines occidentales du ciel ». »L’autre côté, le côté de l’île était submergé dans l’ombre la plus noire. » Mais cette ombre n’est pas due simplement au rideau des arbres qui cachent le ciel : elle est plus réelle, elle est plus matériellement réalisée par l’imagination matérielle. »L’ombre des arbres tombait pesamment sur l’eau et semblait s’y ensevelir, imprégnant de ténèbres les profondeurs de l’élément. »
Dès cet instant la poésie des formes et des couleurs fait place à la poésie de la matière ; un rêve des substances commence ; une intimité objective se creuse dans l’ élément pour recevoir matériellement les confidences d’un rêveur. Alors la nuit est substance comme l’eau est substance. La substance nocturne va se mêler intimement à la substance liquide, le monde de l’air va donner ses ombres au ruisseau.
Il faut prendre ici le verbe donner dans un sens concret comme tout ce qui s’exprime dans le rêve. Il ne faut pas se contenter de parler d’un arbre feuillu qui donne de l’ombre un jour d’été et qui protège la sieste d’un dormeur. Dans la rêverie d’Edgar Poe pour un rêveur vivant, fidèle à la clairvoyance du rêve, comme Edgar Poe, une des fonctions du végétal est de produire de l’ombre comme la seiche produit de l’encre. A chaque heure de sa vie la forêt doit aider la nuit à noircir le monde. Chaque jour l’arbre produit et abandonne une ombre comme chaque année il produit et abandonne un feuillage. « Je m’imaginais que chaque ombre, à mesure que le soleil descendait plus bas , toujours plus bas, se séparait à regret du tronc qui lui avait donné naissance et était absorbée par le ruisseau, pendant que d’autres ombres naissaient à chaque instant des arbres, prenant la place de leur aînées défuntes. » Tant qu’elles tiennent à l’arbre, les ombres vivent encore : elles meurent en le quittant ; elles le quittent en mourant, en s’ensevelissant dans l’eau comme dans une mort plus noire.
Donner ainsi une ombre quotidienne qui est une part de soi-même, n’est ce pas faire ménage avec la mort ? La mort est alors une longue et douloureuse histoire, ce n’est pas seulement le drame d’une heure fatale, c’est une espèce de « dépérissement mélancolique ». Et le rêveur, devant le ruisseau, pense à des êtres qui rendraient « à Dieu leur existence petit à petit, épuisant lentement leur substance jusqu’à la mort, comme ces arbres rendent leurs ombres l’une après l’autre . Ce que l’arbre qui s’épuise est à l’eau qui en boit l’ombre et devient plus noire de la proie qu’elle avale, la vie de la Fée ne pourrait-elle pas bien être la même chose à la Mort qui l’engloutit ? » /…/