Guy Argence

Jacqueline Salmon, L'architecture et son double

in: Opus international n°116 Nov - Dec 1989 p.p 66 67
Hommage à Tarkovski, Centre d'Art Vivant de Grignan

La photographie d’architecture court le risque d’osciller entre deux partis visuels, l’un préjudiciable à la photographie, l’autre à l’architecture. C’est un fait admis. Documentaire, la photographie souffre du  « mal » de la mission héliographique de 1850 propre à tout document destiné aux archives.

Selon la remarque de Nègre, elle opère en ce cas avec les qualités d’un « moyen d’exécution uniforme » au service de l’architecture. L’œil anonyme, visant la reproduction, se fait vassal d’une réalité (architecturale) qui à elle seule esquisse l’intention photographique. A l’inverse, conscient de sa spécificité et de son pouvoir, l’art photographique peut se rendre maître d’une réalité (architecturale) qui sert alors de prétexte à des exercices formels dont la pertinence est inversement proportionnelle au désir d’indépendance.

A éviter l’une de ces ornières, la photographie d’architecture, comme en témoigne son histoire, ne tombe pas pour autant dans l’autre. Réalisme et formalisme ne sont pas les deux faces d’une même impossibilité d’accorder architecture et photographie.

Après d’autres et à sa façon, Jacqueline Salmon nous montre comment tenir l’accord non seulement sans perdre de vue ni l’objet (architectural) ni le sujet (photographique), mais en saisissant l’intelligence et l’en jeu essentiel de la corrélation architecture-photographie.

Dans son œuvre, l’ Hommage à Tarkovsky » occupe une place à part. Contrairement à la commande sur le couvent de la Tourette, l’enquête porte sur un lieu déchu de sa fonctionnalité. Elle dépasse, en outre, le propos du « 8 rue Juiverie » par son côté analyse « spectrographique » dont la sélection d’image commence, semble-t-il, en marge de toute vie pour s’achever dans une renaissance du bâtiment et son intégration dans un nouvel ordre fonctionnel. Vue après vue, nous suivons la recomposition du bâti, du délabrement de l’édifice à sa reconstruction en passant par sa mise en œuvre.

Toutefois, ce travail ne s’apparente pas à un reportage. Il n’est nullement question ici de dresser le descriptif des différentes phases de la modification. L’ »Hommage à Tarkovsky » constitue une suite in interrompue de séquences temporelles (passé, présent, avenir) correspondant à la décomposition de la réalité des lieux et des espaces, comme on parle de décomposition de la lumière.

Le rongé, l’éboulis, les gravas ou la ruine guettant l’édifice obsèdent la matière, les lieux et les espaces comme la mort hante l’organique. Le matériel de chantier et les « coupes » successives sur l’avancement de la construction marquent la revitalisation en cours et la prochaine réhabilitation. Néanmoins, l’un et l’autre état, autant la ruine que les travaux, Jacqueline Salmon les traite comme révélateurs d’un état de choses autre qu’historique ou temporel. La particularité des espaces à l’abandon, du chantier à l’édifice dernièrement achevé, c’est de ne pas prendre place dans le système des coordonnées spatiales ordinaires. Le regard de l’artiste use de cette qualité, de la perte de référence qu’elle entraîne pour laisser à l’image et au regard qui la guide le soin de saisir ce qu’habiter veut dire pour l’homme. Suspendus de leur fonction d’usage habituel et retirés du temps et de l’espace, autant métriques qu’anonymes, de tels lieux favorisent de nouvelles alliances avec l’homme. Au vrai, ce sont les vues qui se métamorphosent en lieu limitant l’espace et ménageant des espaces où réside la relation authentique du lieu à l’homme qui n’est rien d’autre, comme le disait Heidegger, que « l’habitation pensée de son être ». « Habiter, précisait-il, c’est toujours séjourner déjà parmi les choses. » La photographie rejoint ici l’architecture par sa capacité de rendre ce séjour effectif.

Ainsi derrière l’histoire du bâti, du point de rupture avec son passé (cimenterie au XIXe siècle, puis garage Peugeot) jusqu’à sa dernière version officielle (bibliothèque) se profile la « nature » des rapports mis à nu de l’architecture et de l’œil, des lieux, des espaces et du corps. Trop souvent dans sa confrontation avec les lieux, la photographie se borne à faire l’inventaire de l’architecture, supposant que l’homme se trouve d’un côté et l’espace de l’autre. A ce sujet, Heidegger a su dire que « l’espace n’est pas pour l’homme un vis-à-vis. Il n’est ni l’objet extérieur ni une expérience intérieure ». Trop souvent la photographie oublie d’une part sa présence voyante parmi les choses, son implication spatiale et d’autre part que « toute technique, comme le voulait Merleau-Ponty, est technique du corps ».

Rarement elle accepte que, comme le peintre, « c’est en prêtant son corps à l’espace que le photographe change l’espace en photographie ». Chaque vue de Jacqueline Salmon, qui évite la prise, n’attente ni au mode d’être de l’homme (habiter en mortel) ni au rapport corps-espace. Les vues en intérieur et en extérieur, les pleins et les vides, les regards sur la matière comme sur les reflets sans consistance laissent jouer librement l’articulation du corps et des espaces. Au cours d’un tel échange le corps, celui que l’on devine derrière l’image, et celui que l’on sent et que l’on sait être nôtre, cette « sentinelle qui se tient silencieusement sous nos paroles et sous nos actes (M.-P.) se fait lieu. Dans le même temps, les lieux deviennent plus sensibles, et pourquoi ne pas dire charnels.

C’est en ce sens que l’on pourra interpréter les références de ce travail à Delphes, Palladio ou Le Corbusier, ses allusions à l’imaginaire pictural ainsi que sa puissance métaphorique qui permet d’une vue à l’autre de passer d’une atmosphère exotique tantôt la Grèce, tantôt le Mexique, à l’univers du western ou à celui du roman noir. « L’envers charnel des lieux » n’est rien d’autre que l’espace du désir et le lieu onirique par excellence. Car le corps non arpenteur mais grand danseur devant la mort (c’est là sa condition d’habitant) s’apprête toujours à quelque chorégraphie suggérée ou dirigée selon le cas par son désir et ses rêves, sa mémoire et son histoire. .