Paul Ardenne

Le Hangar

in: le hangar, trans photographic press, paris 2002. parpaings n°31, le hangar 2002

Sangatte, le Hangarun contexte sans acteurs

(...)
Que montrent les images du Hangar ? Presque rien d'humain, surtout du matériel. Pas âme qui vive, en dépit d'une atmosphère que l'on pressent pourtant, à certaines heures, grouillante (aménagé au départ pour huit cents personnes, le centre en accueille à présent le double). Alors quoi ? Des tentes de type camp onusien, déjà vues en Palestine, au Rwanda, au Timor, en Colombie ou au Pakistan. Des abris Algeco, également, un type de logement fort chargé sur le plan social, symbole, longtemps, de la précarité professionnelle des immigrés français. La tente, l’abri Algeco : double unité de sédentarisation du nomade contemporain, dans le premier cas version immémoriale et mythique, dans le second, moderne et fonctionnaliste, l’ensemble rendu banal ici par sa multiplication, et qui plus est désincarné : nul « bicot nègre » visible pour habiter ces lieux de malheur présumé (2). Sur les images de Salmon, encore, en noir et blanc ou en couleur et sans ostentation, ces autres ingrédients ordinaires de la vie de camp, mais toujours sans quiconque : des lits pliants, modèles civils et militaires confondus ; des couvertures kaki...
Les images composées par l’artiste hors du hangar proprement dit se soldent par un même laconisme, et par une identique absence de facteur humain : des grilles métalliques devant un paysage de lande. Seule mention explicite d’une occupation des lieux ? Du linge qui sèche sur des fils installés n’importe où, dedans comme dehors. Cà et là des tas de vêtements. Quelques paires de chaussures éparpillées. Quelques couches jetées à même le sol, avec cette incongruité : là il semble bien qu’il y ait quelques hommes qui dorment, sorte d’exceptions (le corps entrevu) venant confirmer la règle (le corps absent, enfui). Des hommes toutefois sans visage, non identifiables, cachés qu’ils sont sous des couvertures, réifiés eux aussi, gisants devenus choses. Bref, de la substance mais non-humaine, un contexte mais alors sans acteurs discernables.


Neutraliser, reconstituer

Jacqueline Salmon, avec Le hangar, ferait donc l’apologie du contenant dans l’oubli du contenu ? Son principal souci irait d’abord aux atmosphères, bardé d’indifférence, comme dédaigneux de l’humanité ? Se méfier, là-dessus, des apparences. En dépit de ces dernières, en effet, Salmon fait bel et bien état d’une tragédie humaine, mais alors sans caution versée au réalisme et à ses velléités de description. Double précaution liminaire, d’ordre conceptuel : les images que l’artiste propose au spectateur , d’une part, ne prétendent pas rendre compte de la situation des résidents de Sangatte dans la totalité de ses aspects (le réel ne se présente pas ainsi, pas le plus souvent en tout cas) ; elles s’évitent d’autre part ces recettes grossières à vocation émotionnelle ou d’éveil psychologique que l’on sert d’habitude avec les tragédies pour mieux les faire ressentir, qu’il en aille de la catharsis ou de l’identification. Le choix de Jacqueline Salmon, plutôt, c’est celui d’une neutralisation, d’une vision qui ne mise pas plus sur le spectaculaire que sur le scandale. Cette option peut choquer, sachant quelle passe par l’éradication visuelle du principal individu concerné, le clandestin, à qui le droit à l’image même semble refusé (comme à dire : « Tu es mais tu ne mérites pas d’être vu »). Elle peut aussi, à l’inverse, s’interpréter comme une forme de considération, sachant qu’il n’est nul besoin d’insister pour comprendre (« Cet être déclassé que tu es, il est inutile de l’humilier en l’exhibant »).
Un intérêt palpable du Hangar, sur le plan esthétique, c’est bien l’embarras où cette série photographique plonge immanquablement le spectateur.
Non un embarras qui naîtrait du trop de force de la conviction ou aurait pour origine l’agressivité de l’offre visuelle.L’inverse plutôt, -un embarras né de l’ambivalence. Qu’y a-t-il dans ces images, de la sorte, sinon de l’absence d’abord, la vue portée sur un espace désossé, vidé de son originaire charge de douleur ?
Absence, désossement du réel, semblera-t-il pourtant, dont la fonction se veut bel et bien correctrice : au spectateur de ce théâtre vide d’inventer le corps qui va avec.
Se dissimule-t-elle dans les images sobres du Hangar, la misère du monde n’en apparaît pas moins ici en creux, de manière métonymique, parergon à empoigner des yeux, juste tapie sous la surface du visible. Au fond, il n’est jamais utile d’en dire trop.
Offrir à la vision une tente ou un Algeco, par exemple, requiert-il de mettre l’accent sur les occupants, même dans une perspective solidaire, pour marquer la dureté d’une situation sociale ? Pas forcément. Le propos, en soi, s’avère aussi clair que dramatiquement lumineux.
L’objet, en l’occurrence, dicte la figure.


De la discrétion


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Le Hangar ou l’anti-pathos, -qui connaît le travail photographique de Jacqueline Salmon ne s’étonnera guère de cette inflexion à produire des images de consonance quasi multiple. Perceptible déjà dans les séries antérieures consacrées par l’artiste à des lieux ou des situations où il est aisé de ponctionner du spectaculaire (une prison centrale, un arsenal de la marine, des locaux mis à la disposition de sans-logis…), cette particulière qualité musicale des images de Salmon n’est pas le fait du hasard. Le choix, c’est celui d’une représentation « en sourdine », maintenue à dessein en lisière de silence, dont la fonction est d’activer une captation lente, opérant au rythme mesuré de l’imprégnation psychique.
L’image ? Pour rien au monde elle ne ravirait l’esprit de manière brutale, comme le requerrait une esthétique « coup de poing ». Elle l’éveille au contraire par capillarité, sollicitant tout au plus une fixation à quoi l’on n’oblige pas. « Bruit » -elle, c’est non d’elle-même mais au terme d’un véritable travail d’incorporation demandé au spectateur, une incorporation valant comme évaluation raisonnée.
Voir, en somme, devient échanger du visible contre de la pensée, de l’image contre un point de vue au moins aussi sensé que sensible. Le photographe a-t-il tendu l’image au spectateur, c’est à toutes fins que ce dernier, bientôt, en fonde, en donne puis en épuise le sens.


Méduse contre nous


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Ici la discrétion chère à Jacqueline Salmon peut être analysée comme un refus de l’orgie, comme une réponse à un excès qui n’a en l’occurrence rien de dionysiaque mais tout de l’esthétique de bordel. La vidéosphère où nous vivons, parce que livrée sans mesure aux images attractives-vénales, peut attiser légitimement ce désir d’actionner dans l’autre sens le balancier, et de ne produire en conséquence d’images que froides, distanciées ou ennemies du plaisir. Une telle logique, pas forcément isolée, aura récemment guidé en large part la manière de photographes tels que Hiromi Tsuchida (ses travaux sur Hiroshima), Sophie Ristelhubert (la série Fait, consacrée à la guerre du Golfe), Marie-Jeanne Musiol (photographiant la nature à Auschwitz-Birkenau) ou encore Willie Doherty, proche à bien des titres de celle de Salmon. Chez Jacqueline Salmon, toutefois, la discrétion n’est pas seulement une forme de politesse mais aussi le résultat d’une prudence : crainte de tout ruiner en appuyant le trait un peu trop fort. Elle relève également d’un dispositif qui est moins celui de l’effacement de l’auteur (le photographe se tiendrait à distance de son sujet, voire se retirerait sur la pointe des pieds, comme craintif, rétif, indifférent ou peu concerné par celui-ci) que la concrétisation plastique d’un impératif éthique. Cette éthique récurrente chez l’artiste, c’est justement celle de l’anti-voyeurisme.
Anti-voyeurisme, on le devine, ne naissant pas seulement d’une lassitude, évidemment compréhensible, pour l’image choc, cette diva de l’information à l’ère du spectacle, mais engageant avant tout une morale de l’image, indexation d’une attitude humaine élémentaire soucieuse de réciprocité.
En tout état de cause, la force des images de Jacqueline Salmon ne doit ni à l’artifice ni à la sidération. S’impose-t-elle, c’est parce que le spectateur y retrouve un des fondements de l’humain, l’attention due à autrui, équivalent de l’attention qu’il exerce sur lui-même et qu’il souhaite voir reconduite à son égard par ses semblables.
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Le Hangar, du coup, acquiert une dimension humaniste paradoxale, non galvaudée celle-ci, forme photographiquement inattendue de l’éthique sociale mise en scène.
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L‘image-respect


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Le territoire de Jacqueline Salmon n’est pas, ne saurait être celui des marchands du temple de la photographie qui en usent du malheur humain comme d’une pompeà finances. Si le mot n’était aussi inadmissible en une époque où l’indigne est devenu une conduite ordinaire (même et y compris au sommet de l’État, comme l’atteste la conduite passée d’un actuel président de la République française, comparé par d’aucuns à un « délinquant » (3)), on parlerait volontiers, s’agissant du Hangar,d’une photographie de la dignité. Faute de le pouvoir, on s’en tiendra à cette qualification un peu vague, mais qui vaut pour définition de cette série photographique à bien des titres exemplaires : l’expression du respect par l’image. Tant que l’on y est, on insistera aussi sur ce point annexe mais certes non second, point de réflexion à quoi semble conduire tout droit la proposition photographique de Salmon : ce n’est pas de compassion qu’ont besoin les hommes abandonnés, ni de représentations consolantes, mais d’une solidarité certifiée, authentique, engagée au-delà des simulacres.




(2) L’expression populaire, et raciste « bicot nègre » dans les années 1960-1970, désigne les travailleurs immigrés français (Confer le film militant Les bicots nègres, nos voisins, dénonciations des conditions de vies précaires des travailleurs venus du Maghreb ou d’Afrique noire).
(3)La formule qui vise le président Jacques Chirac, est du député européen Philippe de Villiers, apparenté à la droite autoritaire