Marie Christine Vernay

Les décors Intérieurs de Jacqueline Salmon

in: Libération 1989

Historienne, photographe, Jacqueline Salmon a cadré l'opération de réhabilitation du 8 de la rue Juiverie. Un travail sur les modes d'habitation et la mémoire, accompagné d'un texte de Jean Louis Schefer et superbement édité par Comp'Act.

Photographe, Jacqueline Salmon, la quarantaine, aime travailler sur les passages, les déséquilibres, les transits, sur tous les lieux qui changent de destination. Des répétitions de danse aux chantiers urbains, elle prend le temps de capter ces moments fugitifs. Historienne, elle a abandonné les cadres universitaires pour trouver son propre cadrage, d'une réalité au bord de la disparition. Prochainement, elle entamera sa quatrième histoire de chantier, en  répondant à une commande de la Direction Régionale des Affaires Culturelle qui s'installe dans l'ancienne gendarmerie du quai  Gillet.
Elle a par ailleurs entrepris un travail sur les habitants de la cour des voraces à la Croix-Rousse qui pourrait être le deuxième volume du livre qui vient de paraître aux éditions Comp'Act et qui porte sur une opération de réhabilitation dans le vieux Lyon.  8 rue Juiverie - La lumière élargie. Photographies de Jacqueline Salmon et texte de Jean-Louis Schefer, est à la fois "un roman" sur l'habitation et un document historique sur l'hôtel renaissance et sur sa galerie due à l'architecte Philibert De l'Orme. La deuxième partie en noir et blanc de cet ouvrage couleur superbement édité est d'ailleurs consacrée à ce jeune architecte lyonnais - textes, croquis et photographies- C'est en effet en reliant en 1536 plusieurs bâtiments d e la rue Juiverie, une commande du receveur général de Bretagne Antoine Bullioud, que Philibert De l'Orme à 26 ans élabore sa théorie. En 1567, il publiera le premier traité d'architecture: Nouvelles inventions pour bien bâtir à petits frais. Attirée par ce lieu historique, symbolique, par "cette architecture classique pensée avec fraîcheur"  Jacqueline Salmon avait aussi des raisons toute personnelles de s'intéresser à ce N° 8  demeurant elle même au 4 de la même rue Juiverie, également concerné par le programme de logements sociaux décidé par la municipalité. " Je ne pouvais pas" dit' elle " travailler sur mon propre appartement, avoir seulement  un regard autobiographique.  Je ne pouvais avoir non plus une démarche uniquement sociologique. En fait, cette expérience a été émotionnellement très forte et longue. Tout a commencé par un travail de séduction pour obtenir les clés des 30 appartements déserts.  Le plus éprouvant, pour être au plus près de cette connivence entre l'architecture et les habitants à été la confrontation permanent avec la présence-absence des gens, parfois même jusqu'à la peur.
regard.
Se concentrant sur le 8 pour parler plus largement des opérations de réhabilitation, Jacqueline Salmon a choisi de "se soumettre à la règle du théâtre classique, unité de lieu, de temps et d'action".  Sans toutefois mettre en scène, forcer la réalité " le lieu m'a toujours donné plus que ce que j'espérais.  Je n'ai pas fabriqué l'image, même si parfois j'en avais envie. J'ai attendu des rencontres".
L'hôtel particulier devient un lieu symbolique à la destinée exemplaire. Mais la photographe évite d'être trop directement au coeur de l'histoire. Pour le livre, elle a laissé tombé très  justement des pans entiers de son travail, comme les portraits des habitants. Par ses choix de cadrages et de lumière,  elle transforme les "restes" d'intérieurs  en décors de théâtre où se lisent les scènes d'une vie privée à la fois anonyme et marquée du sceau d'une présence, comme en témoignent deux éléphants découpés dans un magazine et collés sur une porte d'un vert franc. Les hardiesses des couleurs rendent compte d'un mode d'habitation ludique et contrastent avec les surfaces lisses et monochromatiques des futurs studios que l'on imagine même si ils ne paraissent pas dans l'ouvrage. Car jacqueline Salmon ne juge pas ni ne compare.  Jean-Louis Schefer non plus.  Son texte très éloigné des conventionnelles légendes est de la même façon un regard, tout au plus un point de vue. Texte et photographies cheminent ensemble dans cet espace de la trace, d'une mémoire ravivée par un trait ou une nappe de lumière au détour d'une fleur de tapisserie, d'une lacération sur un affiche, d'un éclat d vitre brisée. Au fil de la promenade où les signes s'ordonnent dans une écriture minimale qui ne dit rien d'autre qu'un certain désastre, le silence, le vide gagnent progressivement du terrain jusqu'à ce qu'un visage lui-même photographie et posé sur un rebord de fenêtre signale une présence fantomatique dans ces lieux qui n'existent que par l'irruption d'une lumière céleste.