Sophie Arborio

La vie entre chien et loup

in: Sciences Sociales et Santé, Vol. 25, n° 3, septembre 2007

Note de lecture
C. Bergé, J. Salmon
Paris, Robert Jauze Editeur, 2007


L’ouvrage de Christine Bergé et Jacqueline Salmon commence à mots feutrés, comme pour bien montrer comment, à travers la visibilité froide de l’arsenal thérapeutique qui envahit la réanimation, transparaît plus que jamais le poids d’un souffle de vie. Du monde clos auquel elles font référence en l’associant à la rupture événementielle du traumatisme, les auteurs nous livrent une description ouverte et vivante : « La réani- mation est le moment d’incertitude, le moment du possible. La vie qui vient de basculer peut y être reprise » (p. 13). Le service de réanimation de l’hôpital Lariboisière est décrit à travers la vie qui l’anime dans ses for- mes de communication et ses mouvements de personnels, de corps et de frontières du dicible et de l’indicible.
Dès l’introduction, le texte se construit sur le paradoxe d’un monde artificiel fait d’équipements et de technicités, qui ne domine cependant pas le caractère ténu de la lutte pour la vie. Les auteurs montrent que cette lutte s’organise autour des notions de limite, de frontière, d’entre-deux ; notions sans cesse redéfinies, négociées, signifiées à travers le vécu des soignants et des patients. Quatre chapitres participent à la présentation de ce monde de la « réa », véritable situation d’élaboration de techniques, de savoirs, de relations, de vie dans toute la complexité de sa confrontation quotidienne à la mort. Le rapport au corps est constamment interrogé au cours de l’ouvrage : corps gisant, corps entravé, corps touché, manipulé, corps technicisé, transpercé, reconstitué, corps interprété...
Peu à peu, le lecteur sort de l’image d’immobilisme représentée par le sommeil comateux pour découvrir le foisonnement des pensées, des symboles et des pratiques qui concourent à structurer le service. À travers cette dynamique, sont remises en cause les catégories d’opposition savoir/sentiment, vie/mort, visible/invisible, maîtrise/incertitude... À la lecture du texte, on découvre l’articulation de ces catégories binaires en une composition qui se négocie sur la base de l’expérience fondatrice du quotidien.
L’analyse rompt avec l’inertie du préjugé attaché au corps gisant et décrit les divers mouvements qui forment la recomposition d’une ligne de vie brisée : celui des services hospitaliers, celui des fluides corporels, celui des patients « entrants » et « sortants », celui des bactéries et celui des émotions et symboles inhérents aux relations. Puis la description s’ouvre sur une anthropologie de l’espace à travers l’analyse d’un rapport aux lieux et aux temps. Les rythmes sont interrogés et la lecture devient sonore dans ce monde de silence corporel où le sens se fait encore entendre au- delà des mots. La question de la limite est à nouveau prégnante en fin d’ouvrage, à travers l’analyse de la gestion du stress chez les soignants, les patients et la famille. L’ouvrage se termine sur la partie du « livre d’or » du service, comme si l’écriture était devenue une trace obligée de l’expérience de la réanimation, au contact indicible de ce monde entre la vie et la mort.
Avec Christine Bergé et Jacqueline Salmon, la réanimation est décrite et analysée au plus près de sa réalité insaisissable et quotidienne : le titre « La vie entre chien et loup » traduit cet « entre-deux » où rien n’est plus évident, ni le temps, ni la technique, ni la vie, ni même la mort. On peut regretter, d’une certaine manière, l’insuffisance des références bibliographiques ainsi que la retranscription ponctuelle des notes de ter- rain qui tendent à alourdir le texte sans l’éclairer davantage. Cependant, la valeur de témoignage qui caractérise l’ensemble de l’ouvrage apporte une originalité incontestable du travail, lequel, présenté minutieusement avec des photos de grande qualité, traduit fidèlement l’atmosphère spécifique de la réanimation.

Sophie Arborio,
Université Henri-Poincaré, Nancy