Dominique Baqué

architectures intimes

Art press N°247, juin 1999

Tandis qu’Aujourd’hui la nuit construit une pensée à la fois mythique et intime de l’architecture urbaine, les Chambres précaires de Jacqueline Salmon s’interrogent sur ce qu’il advient du lieu où vivre lorsque le tissu social s’est déchiré, lorsque la ville occidentale ne sait plus quelle place, géographique autant que symbolique, octroyer à ceux que le capitalisme libéral a broyés puis rejetés hors de la cité. En une époque où l’identité se définit de plus en plus par défaut (sans domicile fixe, sans abri, sans papier, etc.), la pertinence éthique et plastique, du travail de Jacqueline Salmon tient à ce qu’il a su contourner le double risque du documentaire social et d’un pathos journalistique toujours soupçonnable d’en appeler, d’une façon perverse, aux douteux affects de la compassion et du voyeurisme. Ici, aucun visage, aucun signe ostensible de la misère, mais des lieux désaffectés, chambres froidement anonymes, parfois numérotées, souvent siglées d’interdictions et de prescriptions, qui évoquent indissociablement l’environnement hospitalier et le système carcéral, la maladie et la réclusion. Hauts plafonds glacés, murs sans couleurs, fenêtres si souvent grillagées, et ces draps encore froissées, ces matelas incurvés qui gardent l’empreinte du corps disparu, exclu, chassé, rendu à sa vie incertaine et errante. Le regard est pudique –et cependant accusateur -, qui, au lieu d’exhiber les manifestations de la pauvreté (corps défaits, souvent sans âge ni regard, plaies et souillures), en désigne le vestige, la trace absente : un corps s’est allongé là, pour quelques heures – pas plus sans identité assignable, sans nomination possible. Le corps anonymisé et terriblement interchangeable de celui qui a chu, dans ces Chambres précaires, ces lieux de transition entre deux errances, où l’on ne fait que s’allonger, tant il est vrai qu’aujourd’hui le corps de l’exclu se voue à l’horizontalité, celle du trottoir, celle de la grille du métro, et non plus à la verticalité rebelle des damnés de la terre...
La Chambre précaire ne désigne pas l’un des non-lieux que secrète la post-modernité et qu’a pu analyser Marc Augé : elle est plus exactement un lieu de transit – comme il y a eu, de funeste mémoire, des camps de transit - un lieu de vie provisoire et surveillé, un condensé d’espace-temps qu’une société en échec offre pitoyablement à ceux-là mêmes qu’elle a exclus. Le vrai lieu, tout au contraire, qui se nourrit des mythologies fondatrices de l’axis mundi sans se réduire pour autant à un enracinement dans le sol dont on connaît les dérives idéologiques, est ce lieu d’élection dont un corps fait son territoire, où, jour après jour, il conforte son identité.