Gilles Ribero

L’appareil photographique comme moyen de penser le monde

in: Le Monde.fr, 18 mars 2010

Pour Jacqueline Salmon, la photographie sert à incarner la réflexion philosophique produite sur des temps longs qui se recoupent. Elle permet de lui donner chair, des limites physiques qui sont aussi primordiales que celles, méthodologiques, du travail en cours. Elle serait un système de signes semblable à celui de l’écriture, et permettrait de « dire des choses complexes sans employer de mots ».

C’est aussi une pratique qui ne se prive pas d’un retour critique sur elle-même, sur la cohabitation dialectique de ses possibilités et de ses limites propres. L’artiste se plie d’ailleurs, par honnêteté intellectuelle, à référencer l’origine de mots et d’idées qu’elle (ré)utilise, refusant leur paternité peut-être pour mieux les développer, et se les réapproprier.

Comment, il est vrai, signer une photographie comme on signerait un tableau, ou une sculpture ? Car ici l’image photographique vaut autant pour elle-même que pour les suivantes qu’elle annonce, et qui, ensemble, constitueront l’œuvre totale. De la même manière : comment numéroter, et fixer, les formats des photographies exposées, elles qui sont reproductibles à l’infini ? Jacqueline Salmon avoue là son complexe, indissociable de sa pratique de la photographie.

Le propre de la photographie, enfin, est d’emprunter pour en restituer un même changé. Son temps d’action tient lieu de gestation philosophique : la digestion s’active dans l’interstice laissé par le vide qui fait le pont entre l’emprunt de départ et la restitution finale. L’espace est mis en relation, prend vie par le regard que porte l’individu sur le monde.

Origines du projet actuel

Le travail en cours de Jacqueline Salmon commença il y a plusieurs années, lors d’un voyage à Venise, en 2000. Dans un petit musée, l’artiste vit un manuscrit attribué à un navigateur hollandais du XVIIIe siècle, dont la particularité était le relevé cartographique des profils côtiers des sites navigués. Distinctes les unes des autres par un contour sommaire, tracé à la plume, ces îles pouvaient se confondre en nuages, le vide étant tant à l’extérieur, entre eux, qu’à l’intérieur, cerné par le trait de la main les répertoriant. L’écriture s’emparait du paysage, par le biais d’une cartographie rudimentaire.

Poétique de la cartographie

Sept ans plus tard, en 2007, au Québec, le lent travail de maturation pousse Jacqueline Salmon à la cartographie des profils côtiers des îles du Saint-Laurent, comprises entre la ville de Québec et l’énorme île d’Anticosti, plus au large du fleuve, là où celui-ci devient aussi large qu’un bras de mer. Car, au-delà des intentions initiales apparemment scientifiques du navigateur hollandais, c’était la dimension humaine que l’artiste y voyait qui rendait ce projet apte au travail photographique, sondant et immortalisant ces vues d’un esprit passé avec un matériel technique actuel. De là l’inventaire commence, avec son lot de problèmes techniques pour des prises de vues embarquées nécessairement instables, ainsi que la mise en place d’un système de travail que l’artiste considère comme problématique, car il étouffe, pour brider, puis finalement priver la pensée de toute liberté.

Fonctionnant par un instinct que le temps finit par rendre consistant, l’artiste tente la soustraction des îles aux photographies qu’elle en a prises, et s’aperçoit plus tard, après la phase de réflexion, que l’artifice fonctionne parce qu’il révèle le vide comme un « plein potentiel infiniment varié ».

La collection de ces profils prit forme sur une surface plane de 4mètres de haut, s’apparentant à l’agrandissement de la feuille manuscrite d’origine aperçue à Venise. La cartographie a ceci d’intéressant qu’elle fait d’une représentation abstraite et personnalisée un élément techniquement utile dans la compréhension du monde. C’est ce qui intéresse Jacqueline Salmon : comment représenter le monde de façon pertinente, nécessairement plurielle ?

Je pense à l’œuvre de longue haleine d’Alain Bublex, Glooscap, ville nord-américaine type, faite de fiction et édifiée patiemment sur les bases des différentes représentations de l’urbain tel qu’il est appréhendé, pensé et appliqué en Amérique du Nord : une cartographie de la ville est même produite, insufflant un gage de crédibilité scientifique à la synthèse du récit de cette ville imaginaire. Car ses limites mentales s’ancrent sur un site bien réel, dans l’Est canadien. L’artiste s’affirme alors comme ce filtre du monde et de ses réalités qui le peuplent et qui le façonnent.

Cet épisode de photographie des profils côtiers québécois ne fait cependant pas partie du projet en tant que tel. Il n’est que l’expression d’un travail en amont, qui reste néanmoins nécessaire à sa réalisation. Raconté par l’artiste avec une honnêteté et un dévoilement surprenants, il illustre le processus de création de la manière la plus adéquate qui soit : après s’être assurée d’avoir correctement digéré le fruit de son activité, l’artiste redonne ce qu’elle a pris, exposant à nous, auditeurs, naturellement, et avec précision, le cheminement par lequel elle a effectué ces emprunts, pour les nourrir ensuite de sa contribution personnelle, pour les restituer enfin, améliorés de son expérience, enrichis de son regard. Il s’agit d’un juste retour des choses, d’éclairer la communauté qui lui a permis cette liberté.


Etablir des liens grâce à la décontextualisation


Et le projet de passer de l’exploration des représentations des manifestations météorologiques (flux des marées, des vents, mutations des nuages) à celles des hommes (géopolitiques dans leurs portées), pour doter enfin le cadre spatial et temporel du temps qu’il fait un écho, une incarnation humain(e) par le temps qu’il est, sans quoi ni l’un ni l’autre, seuls, ne prennent de sens. La « conjonction de coordination » est parfois longue à émerger, fruit d’une réflexion approfondie, parfois plus rapide et naturelle : le climat pourait remplir ce rôle de liant, en s’imposant comme enjeu politique contemporain majeur, avec la question centrale des réfugiés dits ‘climatiques’.

Ainsi d’autres manifestations sont observées, assimilées, analysées, puis mises en relation avec l’œuvre totale que l’artiste élabore patiemment, laissant au temps le temps de prendre corps : celles des caméras de surveillance et de ce qu’elles voient, celles de circonscriptions électorales réduites à leurs limites cartographiques, celles des flux pétroliers, monétaires, humains en de nouvelles cartes du monde, où la poésie brinquebale avec les données scientifiques détournées.

La décontextualisation devient le moyen par lequel un autre chose peut être montré. Et la photographie de révéler à son tour ce à quoi elle sert naturellement et fondamentalement, sa simplicité enfin mise à nue, elle dont l’essence est de faire des liens qui n’auraient pu être faits sans la violence qu’elle mobilise en pleine action, à arracher de son contexte l’élément qui l’intéresse pour lui en donner un autre. C’est d’ailleurs là que se loge toute la puissance subversive de ce médium, qui lui a permis d’atteindre une maturité, par l’incessante remise en question, ainsi qu’une singularité d’expression qui jouèrent en sa faveur dans sa quête de légitimité artistique au long du XXe siècle.


La photographie hors du champ photographique


La photographie est donc vue ici pour sa capacité à échanger avec le monde, à se positionner en tant qu’individu dans et face à un monde dont on est partie prenante mais qu’on appréhende dans toute la singularité de son regard : à faire cohabiter, à réunir plusieurs réalités en un même espace, doublée du confort qu’implique la distance inhérente au médium photographique. Sa fonction de reproduction servile de la réalité est ici inopérante, ainsi que toute position de l’artiste vis-à-vis d’une mémoire historique propre à la photographie, qui ne l’intéresse pas dans son travail : l’activité artistique opère ici hors du champ intrinsèque au monde particulier de cette discipline. On pense le médium, mais en évacuant toute référence à une tradition photographique qui viendrait parasiter les intentions de l’artiste, toutes personnelles, et, surtout, essentiellement philosophiques. La photographie n’est retenue que pour sa capacité d’emprunt / restitution.

« J’ai commencé à photographier à 37 ans par le hasard d’une rencontre, et j’ai vécu cette aventure comme une manière de rassembler les mondes qui m’intéressaient; ceux de l’histoire, de l’architecture, de la musique, de la danse et de l’écriture. » (Entre centre et absence, Projet pour le prix de la Villa Médicis hors les murs, Charnay, 1991)


La photographie est ainsi une prise position philosophique face au monde, nous dit l’artiste, qui fut aussi commissaire d’exposition, citant au passage Bernard Lamarche-Vadel : il s’agit d’une manière de lier des choses que la photographie isole apparemment. Et de transcender le médium photographique.